CERCLES MYSTIQUES


Table des matières

Plan et thèmes 3

Évangile la ‘collecte’ de disciples : 5

Appel des premiers disciples 5

Le sermon sur la montagne 5

Mission des Douze 5

Annonce des persécutions 6

Jésus proclame l'Evangile en Galilée 7

Appel de quatre pêcheurs 7

Institution des Douze 7

Pêche miraculeuse. 8

Choix des douze apôtres 8

Jésus et la foule 9

Les premiers disciples 9

Le groupe des apôtres 10

L'adjonction de Matthias aux onze apôtres 10

Relevé des noms 11

Vie de Plotin par Porphyre : 12

§3 Voici ce qu'il m'a raconté de lui-même 12

§7 Il avait des auditeurs nombreux ; mais comme disciples fervents et attachés 13

§9 Il y avait aussi des femmes qui lui étaient fort attachées 14

§12 Plotin était très estimé et vénéré par l'empereur Galien 14

Relevé des noms 15

François d’Assise 16

Du Commencement de l’Ordre 20 16

CHAPITRE II DES DEUX PREMIERS FRÈRES QUI SUIVIRENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS 16

CHAPITRE III DU PREMIER LIEU OÙ ILS DEMEURÈRENT ET DE LA PERSÉCUTION QU’ILS SUBIRENT DE LEURS PARENTS 17

CHAPITRE IV COMMENT IL EXHORTA SES FRÈRES ET LES ENVOYA PAR LE MONDE 20

CHAPITRE VIII COMMENT IL ORDONNA QU’ON TIENNE CHAPITRE ET DES POINTS QU’ON TRAITAIT EN CHAPITRE 23

ACTES 23

CHAPITRE I LE PARFAIT DÉPOUILLEMENT DE SAINT FRÈRE BERNARD À LA PRÉDICATION DE NOTRE TRÈS SAINT PÈRE FRANÇOIS 23

CHAPITRE IV FRÈRE BERNARD COMMENT IL ALLA À BOLOGNE /3 26

CHAPITRE VII L’ENSEIGNEMENT DE SAINT FRANÇOIS À FRÈRE LÉON LA JOIE PARFAITE EST DANS LA SEULE CROIX /1 27

CHAPITRE VIII LA PAROLE DE DIEU ADRESSÉE À SAINT FRANÇOIS PAR FRÈRE LÉON /1 28

CHAPITRE IX LA DÉCOUVERTE DU MONT ALVERNE /2 29

CHAPITRE X COMMENT FRÈRE MASSÉE SONDA L’HUMILITÉ DE SAINT FRANÇOIS /4 33

CHAPITRE XI COMMENT SAINT FRANÇOIS COMPRIT LES ARCANES DU CŒUR DE FRÈRE MASSÉE /1 34

CHAPITRE XII COMMENT FRÈRE MASSÉE FUT ÉPROUVÉ PAR SAINT FRANÇOIS 35

CHAPITRE XV COMMENT SAINT FRANÇOIS ET SES COMPAGNONS FURENT RAVIS EN MÊME TEMPS QUE SAINTE CLAIRE AU LIEU DE LA PORTIONCULE /1 36

CHAPITRE XVI COMMENT DIEU RÉVÉLA À SAINTE CLAIRE ET À FRÈRE SYLVESTRE QUE SAINT FRANÇOIS DEVAIT PRÊCHER /1 37

CHAPITRE XVII COMMENT SAINT FRANÇOIS ABHORRAIT LE NOM DE « MAÎTRE » /2 39

CHAPITRE XVIII COMMENT LA MORT DE SAINT FRANÇOIS FUT RÉVÉLÉE À DAME JACQUELINE DE SEITESOLI ET COMMENT FUT RÉVÉLÉE À SAINT FRANÇOIS LUI-MÊME L’ASSURANCE DU SALUT ÉTERNEL /1 39

CHAPITRE XXIII LE LOUP RÉDUIT PAR SAINT FRANÇOIS À UNE GRANDE DOUCEUR 41

CHAPITRE XLIX COMMENT LE CHRIST APPARUT À SAINT FRÈRE JEAN DE L’ALVERNE ET COMMENT CE DERNIER FUT RAVI EN L’ÉTREIGNANT 1 43

collecte de noms 47

Ruusbroec 48

Paul Verdeyen, Ruusbroec l’Admirable 48

12. Les confrères de Groenendael 53

13. Ruusbroec et les chartreux 55

14. Visiteurs à Groenendael 57

15. Ruusbroec et Gérard Grote 58

Relevé des noms 62

Carmélites françaises 63

I. Fondations et figures à l’âge classique. 63

Une greffe réussie. 63

Une « filiation » ? 64

Collecte de noms 65

Spinoza 66

ÉDITION PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE BERNARD PAUTRAT 66

A la lecture du Court traité, on imagine aisément l'impression que pouvait faire le jeune philosophe sur ses camarades. 66

Vers la fin de 1662, Johannes Casearius, un étudiant 66

Spinosa n'eut pas plûtôt publié quelques-uns de ses Ouvrages, qu'il se fit un grand nom 67

Que sait-on de ces « disciples » et « amis » ? 68

Ces correspondants, qui sont-ils ? 69

Relevé des noms 70

L’Ermitage de Bernières puis la filiation de la quiétude passant par Guyon 71

MADAME GUYON AU CENTRE D’UNE FILIATION MYSTIQUE 71

Relevé des noms 82

L’École du cœur, madame Guyon au centre d’une Filiation mystique 82

Noms repris du tableau des filiations 83

83

Filiations sufis et d’hommes du blâme 84

Ouverture : Une assemblée spirituelle 84

Trois tendances parmi les spirituels qui vécurent en terres d’Islam   84

Répartition des principales figures mystiques 85

Relevé des noms 88

Taoïstes 91

Dogen 91

fin 91




Plan et thèmes

histoire de CERCLES restreints de Spirituels

cad de petits groupes d'amis qui comme les sufis ou comme les amis de Spinoza

ou comme le cercle de Plotin ou comme les apôtres de Jésus

changent le monde


car seuls les petits groupes assurent à la fois les conditions requises de complémentarité qualité continuité

en-deçà du groupe, faiblesse individuelle incontrôlée

au-delà de la douzaine, l’organisation et la prise de pouvoir par ses chefs avec Règle devenue nécessaire

danger ‘statistique’ par fluctuation propre au petit nombre d’éléments consituant le cercle (terme préférable à groupe).


entre 3 et 12 membres avec l’Assembleur d’amis hors contenus rédigés (ce qui fait la différence / sectes à contenus)

puis disparition à cause de résistances trop lourdes

ou bien succès apparent en nombre

qui conduit à fondation d’Ordre avec des règles adaptées à l’homme ordinaire


la solution est l’essaimage adopté par les carmels, des fondations bénédictines, etc


au-delà du génie isolé, en « familles »


commencer par la collecte de sources suivant le plan chronologique :


Évangile la ‘collecte’ de disciples et de même chez François


Vie de Plotin par Porphyre et présentation de familles des philosophes par Bréhier et des Thérapeutes puis de ‘pères au désert’


François l’imitateur et quelques proches (lister et présenter)


Ruusbroec, trois amis à Groenendael puis d’autres avant association avec Windesheim


Juan de la Cruz et quelques proches (lister et présenter)

Spinoza et quelques amis (lister et présenter )


LErmitage de Bernières puis la filiation de la quiétude passant par Guyon (lister...)


Filiations sufis et d’hommes du blâme dont une des branches Naqsbandies


Taoistes avant déviation religieuse (mais je ne sais pas grand chose)


Dogen avant déviation Zen (mais…)


S. Weil et des intimes intérieurs ou révolutionnaires ?


Fonctionnement humain parallèle hors mystique ? chercheurs novateurs qui créent des « écoles » en sciences humaines


point commun : les individus priment, ils s’assemblent sans contenu descriptible tel que Règle par influence passant par l’un d’entre eux – souvent à l’origine d’un cercle restreint


Famille’ nécessaire à la solidité psychologique individuelle qui ne peut être assurée par une croyance qu’il tente de traduire en exposé ou en philosophie ou en théorie, toutes infra-humaines tandis que ‘l’Homme’ déborde de ce qu’il peut presser hors de lui-même, « exprimer » de la grâce qui peut le traverser. L’individu est porteur de Cela qui dépasse les possibilités d’expression – nécessaires domaines connexes de la musique et des poèmes – d’où l’indispensable présence vécue qui peut le laisser deviner et parfois transparaître. S. Weil a bien exprimé cela dans de dernières notes à Londres.


§§§


Reprises avec extraits des sources :




Évangile la ‘collecte’ de disciples :

LA BIBLE TRADUCTION OECUMÉNIQUE
2000
LES ÉDITIONS DU CERF	SOCIÉTÉ BIBLIQUE FRANÇAISE
29, BD LATOUR-MAUBOURG	AV. DES ERABLES
PARIS VII	VILLIERS-LE-BEL

Appel des premiers disciples

(Mc 1,16-20 ; Lc 5,1-11)
18 Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé Pierre et André, son frère, en train de jeter le filet dans la mer : c'étaient des pêcheurs. 19 Il leur dit : « Venez à ma suite v et je
vous ferai pêcheurs d'hommes w. » 20 Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent x. 21 Avançant encore, il vit deux autres frères : Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère, dans leur barque, avec Zébédée leur père, en train d'arranger leurs filets. Il les appela. 22 Laissant aussitôt leur barque et leur père, ils le suivirent.

x) Dans le judaïsme du Pr siècle, le verbe suivre désignait couramment le respect, l'obéissance et les nombreux services que les disciples des rabbis devaient à leurs maîtres. En appliquant ce terme à Jésus et à ses disciples, Mt en transforme le sens sur plusieurs points : 1) ce n'est plus l'élève qui choisit son maître ; l'appel vient de Jésus et il lui est généralement répondu par une obéissance immédiate (4,22 ;  9,9) ; 2) les disciples suivent Jésus non seulement comme auditeurs mais comme collaborateurs, témoins du Règne de Dieu, ouvriers dans sa moisson (10,1-27) de même que chez les zélotes, les disciples s'attachent non seulement à l'enseignement du maître, mais à sa personne ; 3) Mt relève souvent que les foules suiventJésus, indiquant par là qu'elles cherchent obscurément en lui le maître qu'elles n'ont pas trouvé chez les rabbis attitrés de la synagogue (4,25 ; 8,1 ; 12,15 ; 14,13 ; etc.) ; 4) en un second temps, Jésus procède à une critique de cette suite, montrant qu'elle signifie beaucoup plus que ce que les disciples ou les foules avaient d'abord imaginé ; suivre Jésus, ce n'est rien de moins que se charger de sa croix (16,24).
 v) Litt. Venez derrière moi. Expression analogue : 16,23-24.
w) Sur l'expression pêcheurs d'hommes, cf. Mc 1,17 note.

Le sermon sur la montagne

(Mc 3,13 ; Le 6,12-13.20)
5 1 A la vue des foules, Jésus monta dans la montagne. Il s'assit, et ses disciples s'approchèrent
de lui a. 2 Et, prenant la parole b, il
les enseignait c : 
[Chapitre : Les béatitudes]

d) Heureux. S'exprimant sur un mode classique dans la Bible qui sert à féliciter quelqu'un pour un don accordé (Mt 13,16 ; 16,17) ou à annoncer le bonheur à telle catégorie de personnes (Mt 11,6 ; Le 11,28 ;
cf. Lc 6,20 note), Jésus vient déclarer quels sont ceux qui se trouvent dans la situation la plus propice à recevoir le Règne de Dieu. - Deux sortes de béatitudes ont été groupées ici par Mt et par Lc. La première [...]
2313      

Mission des Douze

(Mc 3,16-19 ; Lc 6,14-16)
10 Ayant fait venir ses douze disciples, Jésus leur donna autorité sur les esprits impurs, pour qu'ils les chassent et qu'ils guérissent toute maladie et toute infirmité v.
2 Voici les noms des douze apôtres w. Le premier, Simon, que l'on appelle Pierre, et André, son frère x ; Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère ; 3 Philippe et Barthélemy ; Thomas et Matthieu le collecteur d'impôts ; Jacques, fils d'Alphée et

w) Les douze apôtres : cette expression, presque unique dans le N. T. (cf. Ac 1,26 ; Ap 21,14), est au confluent de deux manières de désigner les premiers disciples de Jésus : ce sont les Douze (cf. Mt 26,14), ce sont aussi les Apôtres (cf. Le 6,13 note ; Mc 6,30). Apôtre signifie envoyé, et, plus précisément selon le substrat sémitique, plénipotentiaire (voir 10,40 note). Le chiffre de 12 correspond à celui des douze tribus d'Israël (cf. Mt 19,28).
x) Les quatre listes de noms d'apôtres divergent surtout quant à l'ordre des trois noms qui suivent celui de Pierre. Mt et Le 6,14 rapportent sans doute l'ordre primitif ; Mc 3,17 fait passer avant André les fils de Zébédée qui forment avec Pierre un trio privilégié (Mt 17,1 ; 26,37 ; Mc 5,37). Ac 1,13 fait passer Jean avant Jacques, immédiatement après Pierre, sans doute à cause de son rôle important dans l'Eglise primitive.
2329

Thaddée y ; 4 Simon le zélote z et Judas Iscariote a, celui-là même qui le livra.
(Mc 6,7-11 ; Lc 9,2-5 ; cf. Lc 10,3-12)
5 Ces douze, Jésus les envoya en mission b avec les instructions suivantes : « Ne prenez pas le chemin des païens et n'entrez pas dans une ville de Samaritains c ; 6 allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d'Israël. 7 En chemin, proclamez que le Règne des cieux s'est approché d. 8 Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons. Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement.
9 « Ne vous procurez ni or, ni argent, ni monnaie à mettre dans vos ceintures, 10 ni sac pour la route, ni deux tuniques, ni sandales ni bâton, car l'ouvrier a droit à sa nourriture e. il Dans quelque ville ou village que vous entriez, informez-vous pour sa voir qui est digne de vous recevoir f, et demeurez là jusqu'à votre départ.
12 En entrant dans la maison, saluez-la g ; 13 si cette maison en est digne, que votre paix vienne sur elle ; mais
si elle n'en est pas digne, que votre paix revienne à vous. 14 Si l'on ne vous accueille pas et si l'on n'écoute pas vos paroles, en quittant cette maison ou cette ville, secouez la poussière de vos pieds h. 15 En vérité, je vous le déclare : au jour du jugement, le pays de Sodome et de Gomorrhe sera traité avec moins de rigueur que cette ville.

y) Thaddée. Les témoins du texte sont fort divisés : quelques témoins anciens lisent Thaddée comme la grande masse des mss de Mc ; un grand nombre lisent Lebbée ou Lebbé, surnommé Thaddée ; quelques autres Judas, le fils de Jacques (comme Lc 6,16) ou Judas, le Zélote. La solution la plus simple est que chacun des synoptiques a eu un nom différent pour le onzième apôtre : Mt, Lebbée ; Mc, Thaddée ; Le, Judas, le fils de Jacques. Il est d'ailleurs peu probable que ces divers noms aient appartenu' à un seul personnage, car ces trois noms sont également sémitiques (quand un personnage de ce temps possède plusieurs noms, ils sont généralement juif et grec ou romain). La tradition, qui a si fermement conservé le chiffre des douze apôtres, n'hésite que sur le nom de l'un d'entre eux.
z) Litt. le Cananéen, transcription d'un terme araméen signifiant le zélé et désignant les zélotes dont le nationalisme religieux s'opposait violemment à l'occupation romaine. Simon fit peut-être partie de l'un de ces groupes, avant d'être rencontré par Jésus.
a) Iscariote. Diverses interprétations ont été proposées. Originaire de Kerioth, bourgade du sud de la Palestine (cf. Jos 15,25 ; Am 2,2) ; menteur (d'après une racine araméenne), épithète injurieuse appliquée au traître après coup ; transcription sémitique de sicarius, équivalent latin de zélote (qualificatif de Simon, qui forme paire avec Judas) ; cette dernière interprétation aiderait à comprendre pourquoi Judas trahit Jésus qui refusa l'idéologie zélote (cf. 17,24-27).
b) Litt. les envoya. C'est à ce même verbe que correspond le mot apôtre-envoyé, chargé de mission (cf. surtout : 10,16.40 ; 15,24). La synagogue juive connaissait des envoyés officiels pour lesquels valait le principe : l'envoyé est égal à celui qui l'envoie. Dans Mt 15,24, mais surtout dans Jn, Jésus se présente comme l'envoyé du Père (Jn 3,17.34 ; 5,36-37 ; 17,3.18 ; etc.).
e) Les Samaritains, d'origine mélangée depuis la chute de Samarie en 721 av. J.C., avaient leur propre temple sur le mont Garizim On 4,20). Ils étaient méprisés par les Juifs et le leur rendaient bien. Selon ce texte, Jésus semble avoir pris acte de cette séparation profonde. Ailleurs, il paraît la mettre en question (Le 10,30-37 ; Jn 4,4-48) ; ressuscité, il la supprime (cf. Ac 1,8).
d) Cf. 3,2 note.
e) Litt. digne de sa nourriture. Mt se réfère au droit que les rabbis avaient de vivre des dons de leurs disciples, dans certaines conditions (cf. 1 Co 9,14; 1 Tm 5,18). Dans Le 10,7, l'ouvrier est digne de son salaire.
f) Litt. cherchez qui est digne ; c.-à-d. s'il se trouve quelqu'un de digne.
g) Le salut juif consiste à souhaiter la paix (Shalôm), comme l'ajoutent, par imitation de Le 10,5, plusieurs manuscrits qui disent : Paix à cette maison, et comme le suppose le verset suivant.
h) Geste de rupture (cf. Ac 13,51) connu du monde antique. On ne veut rien emporter avec soi d'une cité ou d'une ville jugée indigne, ici, de recevoir l'Evangile.

Annonce des persécutions

(Mc 13, 9-13 ; Lc 21, 12-19)
16 « Voici que moi, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups ; soyez donc rusés comme les serpents et candides comme les colombes.
2330
[...]

Jésus proclame l'Evangile en Galilée

(Mt 4,12-17 ; Le 4,14-15)
14 Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée v. Il proclamait l'Evangile de Dieu w et disait : 15 « Le temps est accompli x, et le Règne de Dieu s'est approché y : convertissez-vous et croyez à l'Evangile z. » 

Appel de quatre pêcheurs

(Mt 4,18-22 ; Le 5,1-3,10-11)
18 Comme il passait le long de la mer de Galilée a, il vit Simon et André, le frère de Simon, en train de jeter le filet dans la mer : c'étaient des pêcheurs. 17 Jésus leur dit : « Venez à ma suite b, et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes. c » 18 Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent d. 10 Avançant un peu, il vit Jacques, fils de Zébédé  e  et Jean son frère, qui étaient dans leur barque en train d’arranger lerus filets. 20 Aussitôt il les appela. Et laissant dans leur barque leur père Zébédée avec les ouvriers, ils partirent à sa suite.

v) En exergue au récit de l'activité de Jésus en Galilée, Mc note le thème fondamental de sa prédication, vv. 14-15.
Livré cf. Mt 4,12 note.
w) L'Evangile de Dieu (Rm 1,1 ; 15,16 ; 2 Co 11,7) : non seulement la Bonne Nouvelle vient de Dieu, mais elle est force de Dieu pour le salut (Rm 1,16), et proclame l'action de Dieu en Jésus Christ. Proclamer l'Evangile de Dieu définit la tâche des apôtres (cf. 1 Th 2,2.8-9). En l'appliquant à Jésus, Mc souligne la continuité de la mission de Jésus et de celle de l'Eglise.
x) Le temps fixé par Dieu pour l'accomplissement de ses promesses (cf. 13,20 ; Dn 7,22 ; 12,4-9) est venu.
y) Ou : est devenu proche (même verbe en 14,42). Cf. Mt 3,2 note.
z) La prédication de Jésus est résumée en des termes qui suggèrent qu'elle se continue dans la prédication chrétienne. Celle-ci affirme que les temps sont accomplis (Ga 4,4 ; Ep 1,10), appelle à la conversion et à l'accueil de l'Evangile par la foi (cf. 1 Th 1,5-6.9 ; 2,13 ; Col 1,5-6). Mais la Bonne Nouvelle de l'approche du Règne de Dieu devient, après Pâques, celle du salut offert en Jésus Christ.

a) Aux origines de l'Evangile, Mc voit aussi l'appel de quatre disciples qui feront partie du collège des Douze (3,13-19) et qui, envoyés par Jésus (6,7-13), seront ses apôtres (6,30). Mc place donc ici, sans aucun souci de préparation psychologique, ces deux courts récits (2,14 en offre un troisième). Coulés dans le même moule (cf. 1 R 19,19-20), ils mettent en valeur l'initiative de Jésus dans l'appel, l'obéissance des hommes dans la réponse.
b) Litt. Derrière moi, cf. v. 7 note.
c) Dans l'A. T. (Ez 12,13 ; Ha 1,15.17 ; cf. Jr 16,16), l'image du filet employé pour la pêche ou la chasse évoque plutôt le châtiment. Elle s'applique ici à la mission future des Douze : en prêchant l'Evangile, ils rassembleront des hommes en vue du jugement et de l'entrée dans le Royaume de Dieu, cf. Mt 13,47-50.
d) Cf. Mt 4,20 note. Suivre Jésus, c'est devenir disciple. L'abandon du métier pour vivre avec le maître exprime la nouveauté de vie avec Jésus, l'expérience des Douze servant de type aux croyants appelés à leur tour à se mettre à son école.
e) Litt. Jacques, celui de Zébédée, son fils d'après 10,35.
2391

Institution des Douze

(Mt 10,1-4 ; Le 6,12-16)
13 Il monte dans la montagne m et il appelle n ceux qu'il voulait. Ils

m) En Mc, Jésus rencontre la foule et l'enseigne au bord de la mer (2,13 ; 3,7-8 ; 4,1-2 ; 5,21), et il
monte dans la montagne à l'écart de la foule pour prier (6,46) ou pour des actes importants pour ses
disciples (3,13 ; 9,2).
n) L'initiative de Jésus est soulignée, ainsi que la disponibilité des disciples, comme en 1,16-20.
2396

Ils vinrent à lui 14 et il en établit douze o pour être avec lui p et pour les envoyer prêcher 15 avec pouvoir de chasser les démons. 16 Il établit les Douze q : Pierre - c'est le surnom qu'il a donné à Simon r - 17 Jacques, le fils de Zébédée s et Jean, le frère de Jacques, - et il leur donna le surnom de Boanerguès, c'est-à-dire
fils du tonnerre t	 18 André, Philippe, Barthélemy, Matthieu, Thomas, Jacques, le fils d'Alphée, Thaddée et Simon le zélote v, 19 et Judas Iscarioth w, celui-là même qui le livra.
[Jésus et Béelzéboul]

o) Des témoins lisent ici : douze qu'il a appelés apôtres. Ce nom leur est donné, en tant qu'envoyés de Jésus, en 6,30 (cf. Mt 10,2 note ; Lc 6,13 note).
p) Cet aspect de la vie des disciples est souligné par Mc seul ; cf. 5,18.
q) Ces mots sont omis par de nombreux témoins.
r) Litt. et il a donné à Simon le nom de Pierre. Des témoins lisent d'abord Simon avant cette phrase. Cf. Le 6,14 note.
s) Cf. 1,19 note.
t) Cf. Le 9,54
u) Ou : le frère. Litt. Jacques, celui d'Alphée, cf. 1,19 note ; 2,14.
Litt. le cananite, d'un mot araméen signifiant zélé et désignant les zélotes (cf. Le 6,15 note et Mt 10,4 note), membres d'un parti politico-religieux voulant reconquérir, même par la violence, l'indépendance de la nation juive.
w) Cf. Mt 10,4 note. En Jn 6,71 ; 13,26, c'est le surnom du père de Judas.
2397

Pêche miraculeuse.

Simon, Jacques et Jean suivent Jésus z
(Mt 4,18-22 ; Mc 1,16-20 ; 21,1-11)
1 Or, un jour, la foule se serrait contre lui à l'écoute de la parole de Dieu ; il se tenait au bord du lac a de Gennésareth. 2 Il vit deux barques qui se trouvaient au bord du lac ; les pêcheurs qui en étaient descendus lavaient leurs filets. 3I1 monta dans l'une des barques, qui appartenait à Simon, et demanda à celui-ci de quitter le rivage et d'avancer un peu ; puis il s'assit et, de la barque, il enseignait les foules b. 4 Quand il eut fini de parler, il dit à Simon : « Avance en eau profonde et jetez vos filets pour attraper du poisson. »	5 Simon	répondit :
« Maître c, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre ; mais, sur ta parole, je vais jeter les filets. » 6 Ils le firent et capturèrent une grande quantité de poissons ; leurs filets se déchiraient. 7 Ils firent signe à leurs

z) Lc place l'engagement des premiers disciples à la suite des miracles de Capharnaüm, à la différence de Mt et Mc. Il l'a probablement déplacé (4,38 viendrait mieux après ce récit) pour motiver plus nettement la réponse des disciples. Il est seul à y joindre la pêche miraculeuse Un 21,1-14 en place une après la résurrection de Jésus). Ce miracle illustre la parole de Jésus en Mt 4,19 et en Mc 1,17.
a) Le, qui appartient au monde méditerranéen, ne donne jamais à ce lac le nom de mer, comme font Mc et Mt.
b) On trouve une scène semblable en Mt 13,2-3 et Mc 4,1-2.
c) Ce terme (épistatès) ne se trouve que chez Le, toujours sur les lèvres de disciples (8,24.45 ; 9,33.49) sauf en 17,13. Il doit marquer une foi plus profonde en l'autorité de Jésus que l'habituel didaskalos qu'il faut aussi traduire par maître.
2462

camarades de l'autre barque de venir les aider ; ceux-ci vinrent et ils remplirent les deux barques au point qu'elles enfonçaient. 8 A cette vue, Simon Pierre d tomba aux genoux de Jésus en disant : « Seigneur, éloigne-toi de moi, car je suis un coupable e. » 9 C'est que l'effroi l'avait saisi, lui et tous ceux qui étaient avec lui, devant la quantité de poissons qu'ils avaient pris ; 10 de même Jacques et Jean, fils de Zébédée, qui étaient les compagnons de Simon. Jésus dit à Simon : « Sois sans crainte, désormais ce sont des hommes que tu auras à capturer f. » 11 Ramenant alors les barques à terre, laissant tout g, ils le suivirent h.
[Purification d'un lépreux]

d) C'est la seule fois que Le donne à Pierre ce double nom (cf. 6,14 note). On le -etrouve chez Mt 16,16 et habituellement chez Jn (notamment 21,2.3.7.11).
e) Litt. pécheur, ce qui, dans ce contexte, pourrait être mal entendu. Sur ce qualificatif, cf. Mc 2,15 note. Pierre découvre dans le miracle la puissance divine de Jésus (Seigneur) et confesse qu'il est indigne de rester avec lui.
f) Cf. Mc 1,17 note.
g) Lc est seul à indiquer ici comme dans les récits de vocation que les disciples doivent tout laisser pour suivre Jésus (5,28 ; 18,22 ; cf. 12,33 ; 14,33).
h) Cf. Mt 4,20 note.
2463

Choix des douze apôtres

(Mt 5,1 ; 10,1-4 ; Mc 3,13-19)
12 En ces jours-là, Jésus s'en alla dans la montagne pour prier et il passa la nuit à prier Dieu b ; 13 puis, le jour venu, il appela ses disciples et en choisit douze, auxquels il donna le nom d'apôtres c : 14 Simon, auquel il donna le nom de Pierre d, André son frère, Jacques, Jean, Philippe, Barthélemy, 15 Matthieu, Thomas, Jacques fils  d'Alphée, Simon qu'on appelait le zélote f ; 16 Jude fils g de Jacques h et Judas Iscarioth i qui devint traître.

b) Sur la prière de Jésus chez Lc, cf. 3,21 note. Ici, cette prière montre l'importance du choix des Douze.
c) Le souligne que les Douze sont choisis (cf. Ac 1,2.24) parmi les disciples et qu'ils reçoivent le nom d'apôtres (cf. Mt 10,2 note). Ce titre désigne ceux que Jésus envoie porter son message de salut. Le l'utilise six fois dans son évangile (ici ; 9,10 ; 11,49 ; 17,5 ; 22,14 ; 24,10) ; Mt et Jn : 1 fois ; Mc : 2 fois. A la différence de Paul, il réserve ce nom aux Douze (sauf Ac 14,4.14).
d) Pour la pensée biblique, celui qui donne à un homme un nom nouveau prend pouvoir sur lui (2 R 23,34 ; 24,17), comme fait le père à la naissance de son fils ; il définit aussi pour lui une destinée nouvelle par l'efficacité du nom, surtout lorsque c'est Dieu lui-même qui impose le nom nouveau (Gn 17,5.15 ; 32,29). L'attribution à Simon du nom de Pierre est rapportée par les évangiles à des moments différents : Mt 16,18 la place assez tard, en réponse à la confession messianique ; Jn 1,42 la situe à la première rencontre du disciple avec le Maître ; Mc 3,16 et Le la rattachent au choix des Douze ; tous les deux soulignent cette donnée en nommant jusque-là Simon (Le 4,38 ; 5,1-10, sauf 5,8) et ensuite Pierre (Le 22,31 et 24,34 qui nomment Simon doivent provenir de sources particulières).
e) Ou : frère.
f) Le traduit le terme araméen de Mt 10,4 et Mc 3,18 (cf. Mt 10,4 note).
g) Ou : frère.
h) Cet apôtre correspond à Lebbée chez Mt et à Thaddée chez Mc. Il est nommé encore en Ac 1,13 et
Jn 14,22 (cf. Mt 10,3 note). En grec son nom est identique à celui de Judas ; c'est pour l'en distiguer
qu'on précise fils de Jacques et qu'on le transcrit habituellement Jude.
i) Cf. Mt 10,4 note.

Jésus et la foule

(Mt 4,24-25 ; Mc 3,7-11)
 17 Descendant avec eux, il s’arrêta sur un endroit plat avec une grande foule de ses disciples et une grande multitude de peuple...
2466

Les premiers disciples

35 Le lendemain, Jean se trouvait de nouveau au même endroit avec deux de ses disciples. 36 Fixant son regard sur Jésus qui marchait, il
2547
[...]
dit : « Voici l'agneau de Dieu. » 37 Les deux disciples, l'entendant parler ainsi, suivirent Jésus. 38 Jésus se retourna et voyant qu'ils s'étaient mis à le suivre, il leur dit : « Que cherchez-vous ? » Ils répondirent : « Rabbi - ce qui signifie Maître -, où demeures-tu ? » 39 Il leur dit : « Venez et vous verrez. » Ils allèrent donc, ils virent où il demeurait et ils demeurèrent auprès de lui, ce jour-là ; c'était environ la dixième heure.
40 André, le frère de Simon-Pierre, était l'un de ces deux qui avaient écouté Jean et suivi Jésus. 41 Il va trouver, avant tout autre, son propre frère Simon et lui dit : « Nous avons trouvé le Messie ! » - ce qui signifie le Christ o. 42 Il l'amena à Jésus. Fixant son regard sur lui, Jésus dit : « Tu es Simon, le fils de Jean ; tu seras appelé Céphas » - ce qui veut dire Pierre p.
43 Le lendemain, Jésus résolut de gagner la Galilée. Il trouve Philippe et lui dit : « Suis-moi. » 44 Or, Philippe était de Bethsaïda q, la ville d'André et de Pierre. 45 Il va trouver Nathanaël r et lui dit : « Celui de qui il est écrit dans la Loi de Moïse et dans les prophètes, nous l'avons trouvé : c’est Jésus, le fils de Joseph, de Nazareth. » 46 De Nazareth, lui dit Nathanaël, peut-il sortir quelque chose de bon ? Philippe lui dit : « Viens et vois s. » 47 Jésus regarde Nathanaël qui venait à lui et il dit à son propos : ‘Voici un véritable Israélite en qui il n’est point d’artifice. » - 48 « D’où me connais-tu ? » lui dit Nathanaël ; et Jésus de répondre : «  Avant même que Philippe ne t’appelât, alors que tu étais sous le figuier, je t’ai vu t. » 49 Nathanaël reprit : « Rabbi tu es le fils de Dieu, tu es le roi d’Israël. » 50 Jésus lui répondit : Parce que je t’ai dit que je t’avais vu sous le figuier, tu crois. Tu verras des choses bien plus grandes. » Et il ajouta : « En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert  et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme. »
[Le premier signe]
[...]
                    
o) Jean s'adressait sans doute à des lecteurs parlant couramment le grec ; à plusieurs reprises néanmoins (cf. 19,17 ; 20,16), il se réfère à des vocables hébreux ou araméens qu'il prend la peine de traduire (cf. 1,38.41.42). Par ce procédé, il veut probablement souligner que c'est à un moment donné de l'histoire, en Palestine, dans la réalité des hommes, que la Parole de Dieu s'est incarnée (1,14). Christ est la traduction de Messie qui signifie qui a reçu l'onction : dans la tradition juive (cf. 4,25), ce titre désignait le nouveau David, attendu à la fin des temps.
p) Jésus connaît mystérieusement tous ceux qui l'approchent (1,48 ; 2,25 ; 4,16-19). En donnant à Simon un nom nouveau (Céphas en araméen, Pierre en grec), il lui confère une vocation nouvelle (cf. pour Abraham Gn 17,5).
q) Bethsaïda Julias était située au nord du lac de Tibériade (cf. Mc 8,22-26 ; Mt 11,21).
r) Certaines traditions l'identifient avec l'apôtre Barthélemy, mais sans fondement (cf. 21,2).
s) Nathanaël, qui s'appliquait, semble-t-il, à l'étude des Ecritures, marque un certain scepticisme à l'égard des indications fournies. La connaissance de Jésus et de sa mission naîtra de la rencontre avec lui et de l'écoute de sa parole.
t) Allusion probable à la vie consacrée à l'étude des Ecritures : l'expression est bien connue dans la littérature rabbinique où le figuier est comparé à l'arbre de la science du bien et du mal.
u) Comme dans les synoptiques, le Christ de Jn porte le titre de Fils de l'homme. Mais la vision eschatologique évoquée par Dn 7,9-15, et promise par Jésus au cours du procès devant le Sanhédrin (Mc 14,62 ; Mt 26,64), est inaugurée dès à présent. En fonction de la présence de Jésus sur la terre, les cieux sont ouverts (Es 63,19 ; Mc 1,10 ; Lc 2,9-13) et la communication avec Dieu, qu'annonçait le rêve de Jacob (Gn 28,17), devient réalité permanente pour les croyants.
y) Le troisième jour : trois jours après la promesse faite à Nathanaël et, dès lors, sept jours après la scène de Béthanie (le témoignage de Jn 1,28) : l'évangile s'ouvre donc, comme la Genèse, par une semaine qui aboutit, le septième jour, à la première manifestation de la gloire de Jésus (2,11).
2548
[...]

Le groupe des apôtres

12 Quittant alors la colline appelée « Mont des Oliviers », ils regagnèrent Jérusalem — cette colline n'en est distante que d'un chemin de sabbat p. 13 A leur retour, ils montèrent dans la chambre haute où se retrouvaient Pierre, Jean, Jacques et André ; Philippe et Thomas ; Barthélemy et Matthieu ; Jacques fils d'Alphée, Simon le zélote et Jude fils de Jacques. 14 Tous, unanimes, étaient assidus à la prière, avec quelques femmes dont Marie la mère de Jésus, et avec les frères de Jésus q.

L'adjonction de Matthias aux onze apôtres

15 En ces jours-là, Pierre se leva au
milieu des frères r — il y avait là, réuni, un groupe d'environ cent vingt personnes — et il déclara : 16 « Frères, il fallait que s'accomplisse ce que l'Esprit Saint avait annoncé dans l'Ecriture, par la bouche de David, à propos de Judas devenu le guide de ceux qui ont arrêté Jésus. 17 Il était de notre nombre et avait reçu sa part de notre service. 18 s Or cet homme, avec le salaire de son iniquité, avait acheté Mt 27,3-10 une terre : il est tombé en avant,
s'est ouvert par le milieu, et ses entrailles se sont toutes répandues.
19 Tous les habitants de Jérusalem l'ont appris : aussi cette terre a-t-elle été appelée, dans leur langue, Hakeldama, c'est-à-dire Terre de Mt 27.8 sang. 20 Il est de fait écrit dans le livre des Psaumes :
Que sa résidence devienne déserte
et que personne ne l'habite
et encore :
Qu'un autre prenne sa charge t.
21 Il y a des hommes qui nous ont accompagnés durant tout le temps où le Seigneur Jésus a marché à notre tête u, 22 à commencer par le baptême de Jean jusqu'au jour où il nous a été enlevé : il faut donc que
2618
l'un d'entre eux devienne avec nous témoin de sa résurrection v. »
23 On en présenta deux, Joseph appelé Barsabbas, surnommé Justus, et Matthias. 24 Et l'on fit alors cette prière : « Toi, Seigneur, qui connais les coeurs de tous, désigne celui des deux que tu as choisi, 25 pour prendre, dans le service de l'apostolat, la place que Judas a délaissée pour aller à la place qui est la siennes w. » 26 On les tira au sort et le sort tomba sur Matthias qui fut dès lors adjoint aux onze apôtres.
[La venue du Saint Esprit]

p) C'est-à-dire la distance qu'il était permis de parcourir un jour de sabbat (un peu moins d'un kilomètre).
q) Sur l'existence d'un groupe des frères du Seigneur, cf. 1 Co 9,5 ; Mc 6,3 ; Mt 12,46.

v) Avoir été avec Jésus durant sa vie et après sa mort (1,1-3 ; cf. 10,41) est donc une condition nécessaire
pour être adjoint au groupe des douze apôtres et participer à leur mission première (1,8), voulue par Dieu (10,41), qui est d'être témoins • 2,32 ; 3,15 ; 4,20.33 ; 8,25 ; 10,39-42 ; 13,31 note.
w) L'expression vise le sort mérité par le forfait de Judas, cf. Le 16,28.
2619

Relevé des noms

Simon appelé Pierre et André, son frère
Jacques, fils de Zébédée, et Jean son frère
Philippe et Barthélemy 
Thomas et Matthieu le collecteur d'impôts 
Jacques, fils d'Alphée et Thaddée 
Jude fils de Jacques
Simon le zélote
Judas Iscariote
Nathanaël
quelques femmes dont Marie la mère de Jésus, et avec les frères de Jésus
Matthias

environ 20    

Vie de Plotin par Porphyre :


Plotin Ennéades I Bréhier, Belles Lettres 1924, ‘Porphyre, LaVie de Plotin, §3, 5, 7, 9, 12, 23 (pp.1-31)

PORPHYRE

LA VIE DE PLOTIN ET L'ORDRE DE SES ÉCRITS



Plotin Ennéades I Bréhier, Belles Lettres 1924, ‘Porphyre,

LaVie de Plotin, §3, 5, 7, 9, 12, 23 (pp.1-31)



[...]

§3 Voici ce qu'il m'a raconté de lui-même

 danse nos fréquentes conversations.
Il avait encore sa nourrice à l'âge où il allait à l'école de grammaire, à huit ans, et il lui découvrait le sein, dans l'intention de téter ; mais, un jour, on lui dit qu'il était un méchant enfant; il eut honte et y renonça. A vingt-huit
ans il s'adonna à la philosophie; on le mit en relation avec les célébrités d'alors à Alexandrie; mais il sortait de leurs leçons plein de découragement et de chagrin. Il raconta ses impressions à un ami; cet ami comprit le souhait de son âme, et l'amena chez Ammonius qu'il ne connaissait pas encore. Dès qu'il fut entré et qu'il l'eut écouté, il dit à son ami : « Voilà l'homme que je cherchais. » De ce jour, il fréquenta assidûment Ammonius. Il arriva à posséder si bien la philosophie qu'il tâcha de prendre une connaissance directe de celle qui se pratique chez les Perses et de celle qui est en honneur chez les Indiens. L'empereur Gordien était alors sur le point de passer en Perse ; Plotin se présenta à son camp, et il accompagna l'armée. Il était alors dans sa trente-neuvième année ; car il avait suivi les cours d'Ammonius pendan t onze ans entiers. Mais Gordien fut défait en Mésopotamie; Plotin eut peine à s'échapper et se réfugia à Antioche. Philippe prit alors l'empire, et Plotin, âgé de quarante ans, vint à Rome. Hérennius, Origène et Plotin avaient convenu ensemble de tenir secrets les dogmes d'Ammonius /2, que leur maître leur avait expliqués en toute clarté, dans ses leçons. Plotin tint sa pro-

2. C'est le « secret » à la mode pythagoricienne. On connaît la légende d'après laquelle Philolaos aurait été le premier à faire connaître la doctrine de Pythagore (Diogène Lerce VIII, 15). Ce trait classerait Ammonius dans les néopythagoriciens.
						
messe ; il était en relation avec quelques personnes qui venaient le trouver; mais il conservait, ignorés de tous, les dogmes qu'il avait reçus d'Ammonius. Hérennius rompit le premier la convention, et Origène le suivit. Il n'écrivit que le traité Sur les Démons, et, sous le règne de Galien, son traité Que le roi est seul poète/1. Pendant fort longtemps, Plotin continua à ne rien écrire ;il faisait des leçons d'après l'enseignement d'Ammonius. Ainsi fit-il pendant dix ans entiers ; il avait quelques auditeurs; mais il n'écrivait rien. Et comme il engageait ses auditeurs à poser eux-mêmes les questions, son cours, d'après ce que m'a raconté Amélius, était assez désordonné, et les discussions oiseuses n'y manquaient pas. Amélius vint à son école à la troisième année de son séjour à Rome; c'était la troisième du règne de Philippe ; il resta jusqu'à la première année du règne de Claude, c'est-à-dire pendant vingt-quatre ans entiers ; lorsqu'il arriva, il possédait la doctrine de l'école de Lysimaque, dont il sortait ; il dépassait tous ceux de son âge par son ardeur au travail; il mit par écrit presque tous les dogmes de Numénius, et en fit un résumé; et il en apprit par coeur le plus grand nombre. Il écrivait des notes d'après les cours de Plotin, et il en composa cent livres, pour complaire à Hostilianus Hésychius d'Apamée, son fils adoptif.		
§4	La dixième année du règne de Galien, j'arrivai de Grèce avec Antoine de Rhodes, et je rencontrai Amélius; il y avait dix-huit ans qu'il s'était attaché à Plotin ; mais il n'avait encore rien osé écrire, sauf ses Scholies qui n'avaient pas encore atteint le nombre de cent. Dans cette dixième année du règne de Galien, Plotin avait à peu près cinquante-neuf ans. Je le fréquentai pour la première fois, âgé moi-même de trente ans. Depuis la première année du règne, il s'était mis à écrire sur les sujets qui se présentaient ; la dixième année/1, lorsque je fis sa connaissance, il avait écrit vingt et un traités; j'eus ces traités, qui n'étaient confiés qu'à un petit nombre de personnes. Il n'était pas encore facile de se les faire confier et d'en prendre connaissance; ce n'était ni simple, ni aisé; et l'on choisissait soigneusement ceux qui les recevaient. Voici ces écrits (il ne leur avait pas donné lui-même de titres, et chacun les intitulait d'une manière différente. [...]
[...]	
				
§5	Pendant le temps que je fus avec lui, c'est-à-dire pendant cette année-là et les cinq années suivantes (j'étais arrivé à Rome peu avant la dixième année du règne de Galien ; Plotin prenait ses vacances d'été, mais en tout autre temps il faisait ses cours); pendant ces six années, donc, on procéda, dans les réunions de l'école, à l'examen de bien des questions qu'Amélius et moi, nous le priâmes de rédiger par écrit. Il écrivit alors :
[...]

§7 Il avait des auditeurs nombreux ; mais comme disciples fervents et attachés

 à sa philosophie, il y avait d'abord Amélius d'Étrurie, dont le propre nom était Gentilianus ; Plotin préférait le nommer Amérius par un r, et disait qu'il lui convenait mieux de tirer son nom du mot amereia (indivisibilité) que du mot ameleia (négligence). II y avait encore un médecin de Scythopolis, Paulin ; Amélius le surnommait Miccalos ; il avait beaucoup de connaissances mal digérées. Il avait aussi pour ami un médecin d'Alexandrie, Eustochius, dont il fit la connaissance à la fin de sa vie ; il continua à en recevoir les soins jusqu'à sa mort. Eustochius se consacra aux doctrines de Plotin, et il acquit les dispositions d'un vrai philosophe. De son entourage faisait partie Zoticus, le critique et le poète, qui fit des récensions des ouvrages d'Antimaque et mit en très beaux vers la fable de l'Atlantide/3; sa vue s'af-
1. En réalité de 255 ; Plotin avait alors 51 ans ; les traités de la seconde série sont écrits de 263 à 268 ; ceux de la troisième de 268 à 270.
2. Voyez 2, 24 et la note ; l'origne alexandrine d'Eustochius explique sans doute l'histoire fantastique du serpent.
3. Antimaque est un poète épique, auteur d'une Thébaïde ; sa réputation, dans l'école platonicienne, semble av6ir été traditionnelle ;

faiblit, et il mourut peu avant Plotin. Paulin aussi mourut avant lui. Je citerai encore, parmi ses amis, Zéthus, qui était d'une famille arabe et avait épousé la fille de oe Théodose, qui avait été ami d'Ammonius ; c'était un médecin, et Plotin l'aimait beaucoup; il s'occupait des affaires publiques avec une ardeur que Plotin essayait de contenir. Plotin en usait assez familièrement avec lui, pour se retirer chez lui dans une campagne qu'il possédait à six milles de Minturnes. C'était une ancienne propriété de Castricius, surnommé Firmus. Firmus est l'homme de notre temps qui a le plus aimé la vertu; il vénérait Plotin ; il obéissait en tout à Amélius comme un bon serviteur ; et il m'était attaché comme à un frère ; il vénérait Plotin, bien qu'il eût choisi la carrière des fonctions publiques' . Parmi les auditeurs de Plotin, il y avait maints sénateurs, dont Marcellus Orontius et Sabinillus surtout travaillaient à la philosophie. Rogatianus était également sénateur ; il arriva à un tel détachement de la vie qu'il avait abandonné tous ses biens, renvoyé tous ses serviteurs et renoncé à ses dignités. Étant préteur et sur le point de partirpour le tribunal, alors que les licteurs étaient déjà là, il ne voulut point y aller, et il négligea ses fonctions. Il ne voulut même plus habiter sa propre maison ; il demeurait chez des amis ou des familiers, chez qui il dînait et coudhait. Il ne mangeait qu'un jour sur deux. Ce renoncement et cette insouciance du régime, alors qu'il était si malade de la goutte qu'on le portait en chaise, le rétablit ; et tandis qu'il n'était même plus capable d'ouvrir la main, il acquit plus de facilité à s'en servir que n'importe quel artisan de métier manuel. Plotin l'aimait ; il le louait par-dessus tous, et il le proposait en exemple aux philosophes. Plotin avait aussi près de lui Sérapion d'Alexandrie, un ancien rhéteur, qui s'adonna ensuite à la philosophie, mais ne put
d'après Héraclide du Pont (Proclus, in Tim., 28 c), il était estimé par Platon lui-méme.
1. L'amitié de Porphyre envers Firmus avait été précisément.mise à l'épreuve après la mort de Plotin, lorsque Firmus déclara qu'il renonçait au végétarisme. Porphyre lui adressa, pour le faire revenir, le long traité Sur l'Abstinence. Cf. Bidez, Vie de Porphyre, Gand, 1913, p. 99.
2. Cf. Porph., sur l'Abstinence, 1, 23.

jamais abandonner ses mauvaises habitudes d'homme d'argent et d'usurier. Moi aussi, Porphyre de Tyr, il me comptait parmi ses amis particuliers, et il voulait bien me confier la correction de ses écrits.
§8	Il n'aurait jamais voulu s'y reprendre à deux fois pour écrire ; il ne se relisait pas même une fois, et il ne revoyait pas ses écrits, parce que sa vue était trop faible pour lui servir à lire. Il formait mal ses lettres ; il ne séparait pas nettement les syllabes; et il n'avait nul souci de l'orthographe. Il ne s'attachait qu'au sens ; et à notre grande admiration', il continua à procéder de cette manière jusqu'à la fin de sa vie. Il composait en lui-même son traité depuis le commencement jusqu'à la fin ; puis il faisait passer ses réflexions sur le papier, et il écrivait toutes les pensées qu'il avait élaborées, sans s'interrompre, et comme s'il avait copié dans un livre 1. Il pouvait causer avec quelqu'un et entretenir une conversation, tout en, poursuivant ses réflexions ; il satisfaisait aux convenances de l'entretien, sans s'interrompre de penser aux sujets qu'il s'était proposé d'étudier, Son interlocuteur parti, sans même revoir ce qu'il avait déjà écrit (sa vue, je l'ai dit, n'était pas assez bonne pour qu'il se relût), il y rattachait les phrases suivantes, comme si, dans l'intervalle, la conversation ne l'avait pas interrompu. Il restait donc en lui-même, tout en étant,aux autres ; son attention à lui-même ne se relâchait jamais, sinon pendant son sommeil, qu'empêchaient d'ailleurs la maigre chère qu'il faisait (souvent il ne prenait même pas de pain) et la réflexion continuelle sur ses pensées.

§9 Il y avait aussi des femmes qui lui étaient fort attachées

 : Gémina, dans la maison de qui il habitait.; sa fille Gémina, gui portait le même nom que sa mère; Amphiclée, qui devint la femme d'Ariston, fils de Jamblique. Ces femmes étaient très attachées à la philosophie. Beaucoup d'hommes
1. Voyez l'Introduction, p. xxvu sq. Les détails quo donne ici Porphyre sont confirmés par l'examen dos Ennéades. Plotin, comme tous ses contemporains, travaille sur les textes des anciens philosophes ; niais il est visible qu'il travaille toujours de mémoire ; les citations de Platon sont presque toujours inexactes ; les mêmes se répètent souvent. Il n'y a pasà. proprement parler une seule citation d'Aristote, malgré les renvois fréquents à sa doctrine.
12	
et de femmes, des meilleures familles, au moment de mourir, lui faisaient amener leurs enfants, garçons ou filles, et ils les lui confiaient, avec toute leur fortune, comme ils les auraient confiés à un gardien sacré et divin. Aussi sa maison était remplie de jeunes garçons et de jeunes filles, entre autres Polémon, dont l'éducation l'occupait beaucoup, et dont il écoutait les essais poétiques. Il avait la patience d'examiner les comptes que rendaient les tuteurs de ces enfants, et il veillait à ce qu'ils fussent exacts ; tant que ces enfants n'étaient pas des philosophes, disait-il, il fallait leur conserver intacts leurs biens et leurs revenus. Et pourtant, malgré tous ces soucis pratiques et ces services qui s'étendaient à tant de personnes, il avait l'esprit constamment tendu, tant qu'il veillait. Il était d'humeur douce, et toujours à la disposition de tous ses familiers. Aussi, pendant les vingt-six ans qu'il demeura à Rome, quoiqu'il ait été l'arbitre dans bien des querelles, il n'eut jamais un ennemi parmi les hommes politiques.[…]

§12 Plotin était très estimé et vénéré par l'empereur Galien

 et sa femme Salonine/2. Il profita de cette amitié pour leur demander de restaurer pour les philosophes une ville qui, paraît-il, avait existé en Campanie, et qui, d'ailleurs, était complètement détruite; on donnerait à la ville restaurée le territoire avoisinant ; ses habitants devaient suivre les lois de Platon, et elle devait prendre le nom de Platonopolis ; il lui promettait de s'y retirer avec ses amis. Le philosophe aurait très facilement obtenu ce qu'il voulait, si quelques personnes de l'entourage de l'empereur n'y avaient fait obstacle par jalousie, par malveillance ou par quelque autre motif aussi méchant.
§13	Dans ses cours, il avait la parole facile; il avait la faculté d'inventer et de penser à ce qu'il fallait dire. Mais il faisait quelques fautes en parlant. Il ne disait pas : anamitn-nêsketai, mais anamnémisketai, et il commettait d'autres incorrections qu'il répétait en écrivant. Quand il parlait, on voyait l'intelligence briller sur son visage et l'éclairer de sa lumière ; d'aspect toujours agréable, il devenait alors vraiment beau ; un peu de sueur coulait sur son front ; sa douceur transparaissait ; il était bienveillant envers ceux qui le
2. Les mystiques néoplatoniciens semblent avoir toujours été en coquetterie avec les pouvoirs du jour ; voyez, dans le roman d'Apol-tanins de Tyane 5, 33-35, les encouragements si caractéristiques que le thaumaturge prodigue à Vespasien : « Peu me chaut, dit-il, la forme du gouvernement, je vis sous les dieux. »

questionnaient, et avait une parole vigoureuse. Trois jours durant, je l'interrogeai sur la manière dont l'âme est unie au corps, et il ne s'arrêta pas, de me donner des démonstrations. Un certain Thaumasius, entré dans la salle, dit qu'il voulait l'entendre faire une conférence suivie et propre à être écrite i, mais qu'il ne voulait pas de ce dialogue où Porphyre faisait les questions et lui les réponses. « Mais si Porphyre ne me questionnait pas, dit Plotin, je n'aurais pas d'objections à résoudre, et je n'aurais rien à dire qui pût être écrit. »
§14	II avait un style concis, plein, bref ; ses écrits surabondent de pensées plutôt que de mots. Il écrivait surtout d'inspiration, tout passionné par son sujet, qu'il partageât les doctrines ou les exposât. On trouve, mélangés dans ses écrits, les dogmes stoïciens qu'il connaît bien et les dogmes péripatéticiens ; il fait un emploi fréquent de la Métaphysique d'Aristote /2. Il n'ignorait pas les théorèmes de la géométrie, de l'arithmétique, de la mécanique, de l'optique et de la musique ; mais il n'était nullement enclin à traiter ces sciences à fond. Dans ses cours, on lui lisait d'abord des commentaires de Sévère, de Cronius, de Numénius, de Gaïus ou d'Atticus, et, parmi les péripatéticiens, ceux d'Aspasius, d'Alexandre, d'Adraste ou ceux qui se trouvaient 3. Mais jamais on ne lisait un passage simplement, et sans plus ; il y ajoutait des spéculations propres et originales et des explications dans l'esprit d'Ammonius ; il se pénétrait rapidement du sens des passages lus, et il se levait pour expliquer brièvement une profonde théorie. Gomme on lui avait lu deux traités, de Longin, sur les Principes et l'Aura-leur d'antiquités : « Longin, dit-il, est un philologue, et non un philosophe. »
Un jour, Origène vint à son cours ; il rougit et voulut se
2. Cela est vrai surtout des traités de la dernière période'; dès Ies premiers traités au contraire, Plotin connaît et discute les dogmes stoïciens. Bouillet traduit : « La Métaphysique y est condensée ».
3. Les oeuvres de ces commentateurs de Platon ou d'Aristote tombent presque toutes dans la dernière moitié du IIe siècle ou peu.

lever ; prié par Origène de parler, il dit qu’on n’en avait plus envie, lorsqu'on était sûr de s'adresser à des gens qui
savaient ce qu'on allait dire ; il continua un peu la discussion, et se leva pour partir.

Relevé des noms

Ammonius

Hérennius, Origène et Plotin avaient convenu...

Amélius

Amélius d'Étrurie, dont le propre nom était Gentilianus

un médecin de Scythopolis, Paulin ; Amélius le surnommait Miccalos

un médecin d'Alexandrie, Eustochius

Zoticus, le critique et le poète

Zéthus, qui était d'une famille arabe ..; un médecin

Firmus est l'homme de notre temps qui a le plus aimé la vertu

sénateurs, dont Marcellus Orontius et Sabinillus surtout travaillaient à la philosophie.

Rogatianus également sénateur; il arriva à un tel détachement de la vie...

Sérapion d'Alexandrie, un ancien rhéteur

Gémina, dans la maison de qui il habitait.; sa fille Gémina, gui portait le même nom que sa mère;

Amphiclée, qui devint la femme d'Ariston, fils de Jamblique

sa maison était remplie de jeunes garçons et de jeunes filles, entre autres Polémon

l'empereur Galien et sa femme Salonine

Un jour, Origène vint à son cours


environ 22

François d’Assise

« F1+ François vu par ses disciples allégé révisé le 15sept22 web.odt » :


Du Commencement de l’Ordre 20

987  21

DU COMMENCEMENT OU DU FONDEMENT DE L’ORDRE ET DES ACTES DES FRÈRES MINEURS QUI FURENT LES PREMIERS EN RELIGION /1 ET LES COMPAGNONS DU BIENHEUREUX FRANÇOIS /2 21

PROLOGUE 21

CHAPITRE II DES DEUX PREMIERS FRÈRES QUI SUIVIRENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS 30

CHAPITRE III DU PREMIER LIEU OÙ ILS DEMEURÈRENT ET DE LA PERSÉCUTION QU’ILS SUBIRENT DE LEURS PARENTS 34

CHAPITRE IV COMMENT IL EXHORTA SES FRÈRES ET LES ENVOYA PAR LE MONDE 38

CHAPITRE V DES PERSÉCUTIONS QU’ENDURÈRENT LES FRÈRES EN ALLANT PAR LE MONDE 40

CHAPITRE VI DE LA CONDUITE DES FRÈRES ET DE L’AFFECTION QU’ILS AVAIENT L’UN POUR L’AUTRE 45

CHAPITRE VII COMMENT ILS ALLÈRENT À ROME OÙ LE SEIGNEUR PAPE LEUR CONCÉDA UNE RÈGLE ET LA PRÉDICATION /1 50

CHAPITRE VIII COMMENT IL ORDONNA QU’ON TIENNE CHAPITRE ET DES POINTS QU’ON TRAITAIT EN CHAPITRE 56

CHAPITRE II DES DEUX PREMIERS FRÈRES QUI SUIVIRENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS

10a Or voyant et entendant cela, deux hommes de la cité, inspirés par la visite de la grâce divine, se présentèrent humblement à François. L’un d’entre eux fut frère Bernard /3 et l’autre frère Pierre /4. Ils lui dirent simplement : « Dorénavant, nous voulons être avec toi et faire ce que tu fais. Dis-nous donc ce que nous devons faire de nos biens ! » Exultant du fait de leur venue et de leur désir, il leur répondit avec bienveillance : « Allons demander conseil au Seigneur ! »

/3. Bernard de Quintavalle, qui mourut entre 1241 et août 1246. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.

/4. Il pourrait s’agir de Pierre de Cattaneo, juriste, qui accompagna François en Orient et fut brièvement son vicaire de 1220 à sa mort, qui advint à la Portioncule, le 10 mars 1221, d’après l’épitaphe inscrite dans l’église même. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.


10b Ils s’en furent donc à une église de la cité /1, y entrèrent, s’agenouillèrent et dirent humblement en prière : « Seigneur Dieu, Père de gloire, nous te prions pour que, par ta miséricorde, tu nous montres ce que nous devons faire. » Leur prière achevée, ils dirent au prêtre de cette église qui se trouvait là : « Seigneur, montre-nous l’Évangile de notre Seigneur Jésus Christ ! »

11a Comme le prêtre avait ouvert le livre /2 - car eux-mêmes ne savaient pas encore bien lire /3 - ils trouvèrent aussitôt le lieu où il était écrit : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel /4. Tournant à nouveau les pages, ils trouvèrent : Qui veut venir à ma suite, etc. /5. Et tournant encore, ils découvrirent : N’emportez rien en chemin, etc. /6. Entendant cela, ils furent transportés d’une grande joie /7 et dirent : « Voilà ce que nous désirions, voilà ce que nous cherchions. » Et le bienheureux François dit : « Telle sera notre règle /8. » Puis il dit aux deux autres : « Allez et faites selon le conseil du Seigneur que vous venez d’entendre ! »

11b S’en fut donc frère Bernard et, comme il était riche, il retira beaucoup d’argent de la vente de toutes ses possessions. Quant à frère Pierre, il avait été pauvre en biens temporels, mais il était désormais devenu riche en biens spirituels. Lui aussi fait donc comme il avait reçu conseil du Seigneur. Et assemblant les

/1. Saint-Nicolas sur la place de la cité d’Assise, d’après 3S 28.

/2. Il s’agit du recours aux sortes biblicae, soit une triple ouverture au hasard de la Bible, censée livrer la volonté divine.

/3. Ce détail rendrait improbable l’identification du frère Pierre avec Pierre de Cattaneo qui, d’après JG 11, était formé en droit ; mais il s’agit d’une scène profondément recomposée.

/4. Mc 19 21.

/5. Mt 16 24 ; Lc 9 23.

/6. Lc 9 3.

/7. Mt 2 10.

/8. Voir 1Reg Prol 2, 1 2, 1 3, 2 4, 14 1 ; 2 Reg 1 1, 2 5, 12 4 ; Test 14.


pauvres de la cité, ils leur distribuaient l’argent qu’ils avaient tiré de la vente de leurs biens.

12a Pendant qu’ils faisaient cela en présence du bienheureux François, vint un prêtre du nom de Sylvestre /1. Le bienheureux François lui avait acheté des pierres pour la restauration de l’église Saint-Damien, auprès de laquelle il demeurait encore avant d’avoir des frères pour compagnons /2.

12b Ce prêtre donc, les voyant dépenser ainsi l’argent, suffoquait sous les feux de l’avarice /3. Il désira avidement 4 qu’on lui donne de cet argent et se mit à grommeler, en disant : « François, tu ne m’as pas correctement réglé pour les pierres que tu m’as achetées. » L’entendant grommeler à tort, le bienheureux François, qui avait rejeté toute forme d’avarice, s’approcha de frère Bernard : et mettant la main dans le manteau de Bernard, où était l’argent il en retira une pleine poignée de deniers qu’iI donna au prêtre. Mettant de nouveau la main dans le manteau, il en retira des deniers comme il l’avait déjà fait la première fois ; et de nouveau, il les donna au prêtre en lui disant : « As-tu maintenant pleinement ton compte ? » — « Pleinement », dit le prêtre. Cela fait, il retourne allègre à sa maison.

13a Quelques jours plus tard, inspiré par le Seigneur, ce même prêtre se mit à réfléchir sur ce qu’avait fait le bienheureux François, en se disant : « Ne suis-je pas un misérable ? Alors que je suis vieux, je désire avidement et recherche ces biens temporels, tandis que ce jeune, par amour de Dieu, les méprise et les abhorre. »

13b Et voici que, la nuit suivante, il vit en songe une croix gigantesque dont le sommet touchait les cieux et le pied se

/1. Cet épisode apparaît pour la première fois en AP.

/2. Voir AP 7-8.

/3. L’avarice est le vice opposé à la générosité, vertu noble par excellence.

/4. Nous traduisons ainsi le latin « concupivit ».


tenait /1 dans la bouche du bienheureux François. Quant aux bras de la croix, ils s’étendaient d’une extrémité du monde à l’autre.

13c En s’éveillant, ce prêtre crut donc que le bienheureux François était vraiment ami de Dieu et que la religion qu’il avait débutée allait s’étendre sur le monde entier. Dès lors, il se mit à craindre Dieu et à faire pénitence en sa maison /2. Peu de temps après, il entra dans l’Ordre des frères /3 : il vécut bien et finit glorieusement /4.

/1. Voir Gn 28 12.

/2. « Paenitentiam agere in domo sua » : expression consacrée pour désigner la pénitence à domicile, un mode de vie religieuse qui, d’ordinaire pratiqué par des laïcs, est attesté depuis les premiers siècles du christianisme et connaît un regain au début du XIIe siècle.

/3. L’auteur évite ici de dire que François est le fondateur de l’Ordre : il y a d’un côté la « religio » (le mode de vie religieuse) que François « avait débutée » (« coeperat ») et de l’autre le « fratrum Ordo » (« l’Ordre des frères »).

/4. Selon la tradition, Sylvestre mourut à Assise, le 4 mars 1240, ce qui donne un indice sur le terminus post quem de la rédaction d’AP. Il est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.

CHAPITRE III DU PREMIER LIEU OÙ ILS DEMEURÈRENT ET DE LA PERSÉCUTION QU’ILS SUBIRENT DE LEURS PARENTS

14a Après avoir distribué aux pauvres, comme nous l’avons dit, le prix qu’ils avaient tiré de la vente de leurs biens /5, frère Bernard et frère Pierre se vêtirent comme était vêtu l’homme de Dieu, le bienheureux François, et ils s’associèrent à lui.

14b Mais n’ayant pas de gîte où demeurer, ils se mirent en route et trouvèrent une pauvre petite église, presque abandonnée, qu’on

/5. Voir Lc 18 12.


998 appelait Sainte-Marie-de-la-Portioncule /1. Ils firent là une petite maison, où ils demeuraient ensemble /2.

14c Huit jours plus tard vint encore à eux un autre homme du nom de Gilles /3, de la même cité, un homme très dévot et très fidèle à qui le Seigneur donna la grâce en abondance. Avec grande dévotion et révérence, il se mit à genoux et demanda /4 au bienheureux François qu’il daigne le recevoir dans sa compagnie /5. Entendant et voyant cela, le bienheureux François est rempli d’allégresse ; et il le reçut avec entrain et de grand cœur. Tous quatre en eurent une immense allégresse et une très grande joie spirituelle /6.

15a Après quoi le bienheureux François prit frère Gilles et l’emmena avec lui dans la Marche d’Ancône /7 ; les deux autres restèrent sur place. En route, ils exultaient grandement dans le Seigneur. L’homme de Dieu François exulta d’une voix très claire, chantant sans discontinuer en français /8, louant et bénissant le Seigneur /9.

/1. La « Porziuncola », ou « petite portion », sans doute du fait de la petitesse de l’édifice ou de son terrain. Cette minuscule église, aussi appelée Sainte-Marie-des-Anges, est attestée en 1045, mais le bâtiment restauré par François date du Xe siècle. L’église dépendait des Bénédictins du mont Subasio.

/2. Ce premier séjour à la Portioncule apparaît pour la première fois en AP.

/3. Voir Vie du bienheureux frère Gilles, 1, éd. R. B. Brooke, Scripta Leonis, Rufini et Angeli, sociorum S. Francisci..., p. 318-320. Selon ce texte, frère Gilles fut reçu en la fête de saint Georges, c’est-à-dire le 23 avril, peu après frère Bernard et deux ans après la conversion de François. Il est mort le 22 avril 1262.

/4. Voir Mc 10 17.

/5. « In societatem suam » : François et ceux qui s’associent à lui forment une société, une compagnie.

/6. Voir Mt 2 10.

/7. Marche d’Ancône, région d’Italie centrale longeant la mer Adriatique.

/8. François, qui a été frotté de culture courtoise dans la compagnie des jeunes chevaliers d’Assise, use du français, langue littéraire des milieux laïques, pour exprimer sa joie et chanter les louanges de Dieu.

/9. Voir Lc 24 53.


15b Vraiment, ils débordaient d’allégresse, comme s’ils avaient acquis le plus grand des trésors. Et ils pouvaient bien se réjouir, puisqu’ils avaient abandonné de nombreux biens et les avaient traités comme du fumier, ces biens qui d’ordinaire plongent les hommes dans la tristesse. Car ils voyaient bien les amertumes dont souffrent les amateurs de ce monde dans leurs affections pour les biens de ce monde, amertumes dans lesquelles on trouve à foison malheur et tristesse.

15c Or le bienheureux François dit à son compagnon, frère Gilles : « Elle sera semblable, notre religion, à un pêcheur qui lance à l’eau ses filets et prend une grande multitude de poissons. Voyant cette multitude de poissons, il choisit les gros pour les mettre dans ses seaux, rejetant à l’eau les petits /1. » Gilles s’étonna fort de la prophétie que le saint proféra de sa bouche, car il savait que le nombre des frères était faible.

15d L’homme de Dieu ne prêchait pas encore au peuple /2. Cependant, quand ils traversaient cités et places fortes /3, il exhortait hommes et femmes à craindre et aimer le Créateur du ciel et de la terre, et à faire pénitence de leurs péchés /4. Quant à frère Gilles, il lui donnait la réplique en disant : « Il dit fort bien. Croyez-le ! »

16a Ceux qui les entendaient se disaient les uns aux autres : « Qui sont ceux-là ? Et que disent-ils ? »

16b Certains d’entre eux disaient qu’ils semblaient fous ou ivres. Mais d’autres disaient : « Ce ne sont pas des propos de fous qu’ils profèrent de leurs bouches. » L’un d’eux répliqua :

/1. Voir Mt 13 47-49.

/2. L’auteur prend soin de souligner que François ne se met pas en tort vis-à-vis de la loi ecclésiastique, qui n’autorisait pas la prédication d’un laïc sans licence spéciale. D’où la distinction qui suit entre prédication et exhortation.

/3. Voir Mt 9 35 ; Lc 8 1.

/4. Voir 1Reg 21 2-3.


1000 « Pour atteindre la plus haute perfection, ils ont adhéré au Seigneur ; ou alors ils sont devenus insensés, car la vie de leurs corps semble sans espoir : ils marchent pieds nus, portent de vils vêtements et prennent peu de nourriture. » Cependant, on ne les suivait pas encore. Les voyant au loin, les jouvencelles fuyaient, de peur qu’ils ne soient éventuellement pris de folie /1. Mais bien que les gens ne prennent nullement leur suite, ils n’en restaient pas moins impressionnés d’avoir vu la forme de leur sainte conduite, par quoi ils semblaient marqués au service du Seigneur.

16c Après avoir parcouru cette province /2, ils revinrent au lieu de Sainte-Marie-de-la-Portioncule.

17a Quelques jours plus tard, trois autres hommes de la cité d’Assise vinrent à eux : frère Sabbatino, frère Jean et frère Morico le Petit /3, suppliant humblement le bienheureux François qu’il les reçoive dans sa compagnie. Et il les accueillit avec bienveillance et entrain /4.

17b Quand ils allaient demander des aumônes par la cité, c’est à peine si quelqu’un voulait leur donner. Mais on leur disait : « Vous avez dilapidé vos biens et vous voulez manger ceux des autres ! » Aussi souffraient-ils d’une très grande pénurie. Même leurs parents et leurs familles les persécutaient. Et les autres habitants de cette cité, petits et grands, hommes et femmes, les méprisaient et se moquaient d’eux comme des insensés et des sots, à l’exception de l’évêque de la cité, auprès de qui le bienheureux François allait fréquemment demander conseil /5.

/1. Cette troupe mâle peut en effet paraître un danger.

/2. La Marche d’Ancône.

/3. Première mention de ces trois frères dans les légendes franciscaines. 3S apprend que ce frère Jean est Jean de La Chapelle. Morico est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise.

/4. Voir 1 Reg 2 3.

/5. Certainement Gui 1er. L’auteur d’AP tient à indiquer que l’évêque ne se joint pas à la réprobation générale et que François agit sous son contrôle.


17c Si leurs parents et leurs familles les persécutaient et que les autres se moquaient d’eux, c’est parce qu’en ce temps-là il ne s’était jamais rencontré personne qui abandonne tous ses biens pour aller demander des aumônes de porte en porte /1.

17d Un jour que le bienheureux François était allé chez l’évêque /2, l’évêque lui dit : « Elle me semble vraiment dure et âpre, votre vie : ne rien posséder ni ne rien avoir en ce monde. » Le saint de Dieu lui répondit ainsi : « Seigneur, si nous avions quelques possessions, des armes nous seraient nécessaires pour les protéger, car elles sont sources de multiples problèmes et querelles, et par suite est d’ordinaire entravé l’amour de Dieu et du prochain. Voilà pourquoi nous ne voulons posséder aucun bien temporel en ce monde. »

17e Elle plut beaucoup à l’évêque, cette réponse.

/1. Voir Test 22.

/2. Cette entrevue apparaît pour la première fois en AP.

CHAPITRE IV COMMENT IL EXHORTA SES FRÈRES ET LES ENVOYA PAR LE MONDE

18a Saint François, plein désormais de la grâce de l’Esprit saint /3, annonça à ses frères ce qui allait arriver /4. Appelant à lui les six frères qu’il avait, dans le bois voisin de l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule où ils allaient fréquemment prier, il leur dit : « Considérons, frères très chers, notre vocation : dans sa miséricorde, Dieu nous a appelés non seulement pour notre

/3. Voir Ac 6 5.

/4. Le récit qui suit (AP 18 a-c) est également présent dans le Liber exemplorum fratrurn minorum saeculi XIII, 110, p. 203-286, en particulier p. 258, où il est précisément attribué à frère Jean, compagnon de frère Gilles.


1002 propre profit, mais pour le profit et même pour le salut d’un grand nombre. Allons donc par le monde ; exhortons et instruisons hommes et femmes, par la parole et l’exemple, à faire pénitence de leurs péchés et à se rappeler les commandements du Seigneur qu’ils ont si longtemps livrés à l’oubli. »

18b De nouveau il leur dit : « Ne craignez pas, petit troupeau /1, mais ayez confiance dans le Seigneur ! Et ne dites pas entre vous : “Ignorants et illettrés que nous sommes, comment prêcherons-nous ?” Mais rappelez-vous les paroles que le Seigneur adressa à ses disciples : En fait, ce n’est pas vous qui parlez, mais l’Esprit de votre Père qui parle en vous /2. C’est en effet le Seigneur lui-même qui vous donnera l’esprit et la science /3 pour exhorter et prêcher aux hommes et aux femmes la voie et la pratique de ses commandements. Vous rencontrerez des gens fidèles, doux, humbles et bons qui vous recevront, vous et vos paroles, avec joie et amour. Vous en trouverez d’autres infidèles, orgueilleux et blasphémateurs /4 qui vous résisteront et vous dénigreront, vous et vos paroles. Disposez donc vos cœurs à supporter tout cela avec patience et humilité /5. »

18c Lorsqu’ils eurent entendu ces paroles, les frères prirent peur. Voyant leur crainte, le bienheureux François leur dit : « Ne vous effrayez pas /6, car sachez que d’ici peu de temps viendront à nous des savants, des sages et des nobles en grand nombre /7, et ils seront avec nous. Ils prêcheront aux nations et aux peuples, aux rois et aux princes, et beaucoup se convertiront au Seigneur. Et par le monde entier, le Seigneur fera se multiplier et augmenter sa famille. »

18d Et quand il eut achevé tout ce discours, il les bénit et ils se mirent en route.

/1. Lc 12 32.

/2. Mt 10 20.

/3. Voir Lc 21 15.

/4. Voir 2 Tm 3 2.

/5. Voir 1 Reg 16 10-21 ; 2 Reg 10 10-11.

/6. Voir Mc 16 6.

/7. Voir 1 Co 1 26.


[…]


CHAPITRE VII COMMENT ILS ALLÈRENT À ROME OÙ LE SEIGNEUR PAPE LEUR CONCÉDA UNE RÈGLE ET LA PRÉDICATION /1

1013 31a Voyant que la grâce du Sauveur augmentait ses frères en nombre et en mérite, le bienheureux François leur dit : « Je vois, frères, que le Seigneur veut faire de nous une grande congrégation. Allons donc à notre mère l’Église romaine, informons le souverain pontife de ce que le Seigneur fait par nous et menons à bien, par sa volonté et son ordre, ce que nous avons entrepris ! » Comme ce qu’il avait dit leur avait plu, il prit avec lui les douze frères /2 et ils allèrent à Rome.

31b Comme ils étaient en route, il leur dit : « Faisons d’un de nous notre guide et tenons-le nous comme vicaire de Jésus Christ /3 ! Où il lui plaira de faire un détour, faisons le détour et, quand il voudra faire halte pour s’héberger. faisons halte pour nous héberger ! » Ils élurent frère Bernard /4, qui avait été reçu le

/1. Le manuscrit de Brunswick se contente d’indiquer : « De la confirmation de la règle. »

/2. On ne peut savoir s’il faut entendre « douze frères » ou « les douze frères ». À propos du nombre des frères qui accompagnèrent François à Rome, la tradition a hésité. 1C 32 ne précise pas de chiffre, mais le décompte des conversions prouve que le groupe comptait onze frères en plus de François. A sa suite, VJS 21 et 3S 46 déclarent que les compagnons étaient au nombre de onze ou que le groupe comptait douze frères, François compris. AP paraît ici les contredire. L’enjeu est évidemment de savoir si François symbolise un des apôtres ou le Christ.

/3. « Vicarius Christi » était le titre donné au pape à cette époque. Il s’agit bien, de la part du petit groupe des frères, d’une sorte de réinvention de l’Église primitive.

/4. « Elegerunt » ne désigne pas forcément une élection résultant d’un vote, mais toute forme de désignation.


1014 premier par le bienheureux François /1, et ils accomplirent en œuvre ce qu’il avait dit.

31c Ils allaient joyeux et parlaient avec les paroles du Seigneur. Aucun d’eux n’osait rien dire d’autre que ce qui avait trait à la louange et à la gloire du Seigneur et qui était utile à leurs âmes. Ou alors, ils vaquaient à la prière. Le Seigneur leur procurait hébergement et nourriture au moment où ils en avaient besoin.

32a Comme ils étaient arrivés à Rome, ils rencontrèrent l’évêque de la cité d’Assise qui demeurait à Rome à ce moment-là. Les voyant, il les reçut avec une immense joie /2.

32b Or l’évêque était connu d’un cardinal, qu’on appelait le seigneur Jean de Saint-Paul /3. C’était un homme bon et religieux, qui chérissait beaucoup les serviteurs du Seigneur. L’évêque lui avait exposé le projet et la vie du bienheureux François et de ses frères. Sur la foi de ce rapport, le cardinal désirait vivement voir le bienheureux François et quelques-uns de ses frères. Quand il eut entendu qu’ils étaient dans la Ville, il leur envoya un messager et les fit venir à lui. Les voyant, il les accueillit avec dévotion et amour.

/1. Cette élection est une innovation d’AP. On en voit bien la logique : dans le fil de la tradition bénédictine, le choix des premiers frères est conforme au rang d’entrée dans la fraternité. Le but de cette chronique est de glorifier le groupe des plus anciens compagnons ; on peut donc aussi y lire une opposition à frère Élie, qui avait été préféré aux compagnons pour devenir vicaire en 1221 et était revenu à la tête de l’Ordre comme ministre général de 1232 à 1239, date à laquelle il venait d’être brutalement démis.

/2. Les sentiments de l’évêque étaient plus mêlés en 1C 32.

/3. Jean Colonna, d’abord moine à l’abbaye bénédictine de Saint-Paul-hors-les-Murs près de la porte d’Ostie, fut cardinal de Sainte-Prisque de 1193 à 1205, puis cardinal-évêque de Sabine de 1205 à sa mort en 1215. II fut également légat pontifical en Italie et en France et membre du tribunal de la curie.


1015 33a Quand ils eurent demeurés peu de jours avec lui, comme il voyait briller en œuvre ce qu’il avait entendu d’eux en paroles, il les chérissait de tout cœur. Et il dit au bienheureux François : « Je me recommande à vos prières et je veux que, dorénavant, vous me teniez pour un de vos frères. Dites-moi donc, pourquoi êtes-vous venus ? » Alors le bienheureux François lui révéla tout son projet et lui dit qu’il voulait parler au seigneur apostolique /1, pour poursuivre ce qu’il faisait par sa volonté et son ordre /2. Le cardinal lui répondit : « Moi, je veux être votre procureur à la curie du seigneur pape. »

33b Se rendant ainsi à la curie, il dit au seigneur pape Innocent III /3 : « J’ai rencontré un homme d’une haute perfection, qui veut vivre selon la forme du saint Évangile et observer la perfection évangélique /4. Par lui, je crois que le Seigneur veut rénover toute son Église par le monde entier. » Après avoir entendu cela, le seigneur pape s’étonna et dit au cardinal : « Amène-le-moi ! »

34a Le lendemain, il l’amena donc au pape. Le bienheureux François exposa tout son projet au seigneur pape, comme il l’avait dit auparavant au cardinal.

34b Le seigneur pape lui répondit : « Elle est trop dure et âpre, votre vie, si vous voulez à la fois faire une congrégation et ne rien posséder en ce monde /5. Car d’où vous viendra le nécessaire ? » Le bienheureux François répondit : « Seigneur, j’ai confiance en mon seigneur Jésus Christ. Car celui qui promet de

/1. Voir AP 36 a.

/2. L’auteur d’AP dévoile ici assez naïvement que François veut essentiellement en faire à sa tête, mais avec l’approbation du pontife.

/3. Lothaire de Segni, élu pape sous le nom d’Innocent III, le 8 janvier 1198, mort à Pérouse, le 16 juillet 1216. La rencontre doit se situer début mai 1209. Voir A. CACCIOTTl et M. MELLI (éd.), Francesco a Roma dal signor Papa, Milan, 2008.

/4. Voir 1 Reg Prol 2, 1 1, 5 17 ; 2 Reg 1 1, 12 4 ; Test 14.

/5. Voir 2Reg 6 6 ; AP 17d.


1016 nous donner au ciel vie et gloire ne nous retirera pas ce qui est nécessaire au corps sur cette terre en temps opportun. » Le pape répondit : « C’est vrai, fils, ce que tu dis. Cependant, la nature humaine est fragile et ne demeure jamais dans le même état /1. Mais va et prie de tout cœur le Seigneur qu’il daigne te montrer de meilleurs desseins, plus utiles à vos âmes ! Puis reviens m’en faire part et moi, ensuite, je les concéderai. »

35a François s’en fut alors prier et il pria le Seigneur d’un cœur pur qu’il daigne lui montrer cela par son ineffable piété. Comme il était resté longtemps en prière et avait relié tout son cœur au Seigneur, le Verbe du Seigneur advint en son cœur et lui dit par métaphore /2 : « Il était dans le royaume d’un grand roi une femme, toute pauvrette, mais belle, qui plut aux yeux du roi ; et il engendra d’elle de nombreux fils. Mais un jour, cette femme se mit à réfléchir, se disant en elle-même : “Que ferai-je, moi pauvrette, à qui sont nés tant de fils, alors que je n’ai pas de possessions qui leur permettraient de vivre ?” Comme elle tournait de telles idées en son cœur et que son visage s’attristait sous l’afflux de ces pensées, le roi apparut et lui dit : “Qu’as-tu donc, que je te vois pensive et triste ?” Et elle lui dit toutes les pensées qui agitaient son esprit. Le roi lui répondit : “Ne t’inquiète pas /3 de ton extrême pauvreté, ni des fils qui te sont nés et des nombreux qui sont à naître ! Car alors qu’une foule de mercenaires se rassasie de pains dans ma maison, moi je ne veux pas que mes fils meurent de faim /4, mais je veux les rassasier plus que les autres /5.” »

/1. Jb 14 2. Avant de devenir le pape Innocent III, Lothaire de Segni avait rédigé un traité intitulé De la misère de la condition humaine.

/2. « Per similitudinem » : dans le langage évangélique, on parlerait d’une parabole ; en cette période du Moyen Âge, d’un exemplum, c’est-à-dire le récit d’une anecdote exemplaire.

/3. Voir Tb 4 23 ; Lc 12 32 ; Mt 14 27.

/4. Voir Lc 15 17.

/5. C’est la première apparition de cette parabole dans les légendes franciscaines. Elle est toutefois attestée dans le recueil d’exempla du clerc anglais Eudes de Cheriton ; voir TM 17.


1017 35b L’homme de Dieu François comprit aussitôt qu’il était désigné par cette femme pauvrette /1. C’est pourquoi l’homme de Dieu consolida donc son projet d’observer dorénavant la très sainte pauvreté /2.

36a Se levant à l’instant même, il alla chez le seigneur apostolique /3 et lui indiqua ce que le Seigneur lui avait révélé.

36b Entendant cela, le seigneur pape fut stupéfait que le Seigneur ait révélé sa volonté à un homme si simple. Et il sut que François ne marchait pas selon la sagesse des hommes, mais selon la révélation et la vertu de l’Esprit 4.

36c Ensuite, le bienheureux François s’inclina et promit au seigneur pape obéissance et révérence avec humilité et dévotion. Et puisque les autres frères n’avaient pas encore promis obéissance, selon l’ordre du seigneur pape c’est au bienheureux François qu’ils promirent pareillement obéissance et révérence /5.

36d Le Seigneur pape lui concéda alors une règle, ainsi qu’à ses frères présents et futurs /6. Il lui donna également autorité de prêcher en tous lieux, comme la grâce de l’Esprit saint le lui dispenserait. Et il accorda que puissent aussi prêcher les autres frères, à qui l’office de prédication serait concédé par le bienheureux François /7.

1. Le diminutif même de « paupercula » annonce en effet le terme de « poverello » pour désigner François. Lui-même, lorsqu’il s’adresse à Claire et à ses sœurs, les appelle « poverelle » ; voir EP 1.

2. Voir 2Reg 6 4-6, 12 4.

3. Le pape est désigné comme l ’« Apostolicus », comme pour souligner la profonde cohérence entre le Siège apostolique et l’expérience apostolique de François.

4. 1 Co 2 4. Voir AP 9c.

5. Voir 1 Reg Prol 34 ; 2 Reg 1 2-3.

6. Voir 1 Reg Prol 2 ; Test 14-15.

7. Voir 1 Reg 17 1 : 2 Reg 9 2.


1018 36e Dès lors, le bienheureux François se mit à prêcher au peuple par les cités et les places fortes /1, comme l’Esprit du Seigneur lui révélait. Et le Seigneur mit en sa bouche des paroles si honnêtes, si suaves et si douces qu’on ne pouvait pratiquement pas se lasser de l’entendre.

36f Quant au cardinal Jean de Saint-Paul, à cause de la dévotion qu’il avait pour le Frère /2, il fit donner la tonsure à l’ensemble des douze frères /3.

36g Après cela, le bienheureux François ordonna qu’on tienne chapitre deux fois l’an : à la Pentecôte et à la fête de saint Michel, au mois de septembre /4.

/1. Voir Lc81.

/2. Cette manière d’appeler François (« le Frère » par excellence) est attestée en JG 17.

/3. C’est la première légende à signaler ce point de grande importance canonique : en recevant la tonsure, tous les frères seraient en effet devenus des clercs, ce qui atténuerait l’audace de leur avoir confié une mission de prédication.

/4. Le 29 septembre. Voir 1 Reg 18.


CHAPITRE VIII COMMENT IL ORDONNA QU’ON TIENNE CHAPITRE ET DES POINTS QU’ON TRAITAIT EN CHAPITRE

37a À la Pentecôte, tous les frères venaient se réunir au chapitre près de l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule /5. Dans ce chapitre, ils examinaient comment ils pourraient mieux observer la règle. Ils désignaient des frères dans chaque province pour prêcher au peuple et pour implanter d’autres frères dans leur province

/5. Voir 1 Reg 18 2.

/6. Voir 1 Reg 4 2. Les frères chargés de la prédication, désignés par le chapitre (prototypes des ministres provinciaux), auraient donc à leur tour réparti les autres frères dans une région donnée. En fait, voulant décrire les institutions embryonnaires de la communauté avant la création des provinces et des ministres, l’auteur d’AP ne peut s’empêcher de surimprimer au passé la réalité qu’il connaît en son temps. Le terme même de province est ambigu, puisqu’il peut désigner une région en général ou une subdivision territoriale de l’Ordre des Frères mineurs en particulier.


1019 37b Saint François faisait aux frères des admonitions /1, des réprimandes et leur donnait des ordres, comme il lui semblait bon après avoir consulté le Seigneur. Mais tout ce qu’il leur disait en paroles, avec affection et sollicitude il le leur montrait d’abord en œuvre.

ACTES

2735 À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ et de notre très saint père François sont écrits ici certains faits notables sur le bienheureux François et ses compagnons, ainsi que certains de leurs actes admirables qui furent omis dans ses légendes, mais qui sont fort utiles et dévots.

CHAPITRE I LE PARFAIT DÉPOUILLEMENT DE SAINT FRÈRE BERNARD À LA PRÉDICATION DE NOTRE TRÈS SAINT PÈRE FRANÇOIS

En premier lieu, il faut savoir que notre bienheureux père François fut conforme au Christ en tous ses actes 3. 2 Car

1. Nous avons repris la division en chapitres et les intertitres — les uns et les autres présents dans les manuscrits — proposés dans l’édition des Actes par Jacques Cambell. La numérotation interne à chaque chapitre calque celle de cette même édition ; nous l’avons reproduite, car elle a été adoptée par la majorité des commentateurs de ce texte.

2. Ce premier chapitre des Actes est traduit en Fio 1 (« Des douze premiers compagnons de saint François ») pour Actus 1 1-9 et Fio 2 (« De frère Bernard de Quintavalle, premier compagnon de saint François ») pour Actus 1 10-46 ; cette deuxième partie trouve également un parallèle en Chronica generalium ministrorum Ordinis fratrum minorum (désormais C24), dans Chronica XXIV generalium Ordinis minorum cum pluribus appendi-cibus inter quas excellit hucusque ineditus Liber de laudibus S. Francisci fr. Bernardi a Bessa, Quaracchi, coll. « Analecta franciscana », n° 3, 1897, « Vie de frère Bernard de Quintavalle », p. 34-35. Actus 1 est organisé autour de données amplement abordées dans les légendes antérieures (1C 24-25 ; AP 10-13, 17 et 24 ; 3S 27-35 ; 2C 15 et 109 ; LM 3 3, 5, 7…), mais profondément remaniées et amplifiées.

3. Le thème de la conformité de François au Christ, qui émerge progressivement dans les légendes antérieures, est pleinement développé tout au long des Actus.


2736 comme le Christ béni prit avec lui au début de sa prédication douze apôtres qui abandonnèrent tout /2, ainsi le bienheureux François eut-il douze compagnons élus qui choisirent la très haute pauvreté /3. 3 Et comme un des douze apôtres se pendit avec une corde /4, ainsi un de ces douze compagnons, nommé Jean de La Chapelle, se pendit avec une corde /5. 4 Et comme les saints apôtres furent tout entiers admirables pour le monde et pleins de l’Esprit saint /6, ainsi les très saints compagnons de saint François furent des hommes d’une si grande sainteté que, depuis l’époque des apôtres, le monde n’en eut pas de semblables. 5 Car un d’entre eux fut ravi jusqu’au troisième ciel/7 : frère Gilles ; 6 un autre fut touché aux lèvres par un ange

1. Voir Mt 10 1 ; Mc 3 14 ; Lc 6 13.

2. Mt 19 27 ; Mc 10 28.

3. Selon les sources antérieures, François eut onze compagnons et non pas douze.

4. Mt 275.

5. La mention de « Iohannes de Capella » (Jean de La Chapelle ou Jean du Chapeau ?) semble avoir seulement vocation à souligner l’extrême similitude entre François et Jésus, puisqu’il n’en sera plus question qu’au détour d’une phrase en Actus 37 10, pour rappeler sa pendaison qui aurait été prédite par François. Jean est cité parmi les compagnons en 3S 35, mais il est assimilé à un autre Judas pour la première fois par BERNARD DE BESSE, Liber de laudibus (désormais BB), 1, dans Chronica XXIV generalium Ordinis minorum..., p. 668, où l’auteur précise que tous les premiers compagnons de François étaient hommes très saints, à l’exception de cet « autre Judas ». La même information est reprise en C24, p. 4, où Arnaud de Sarrant précise en outre que Jean fut « abandonné par Dieu aux mains des démons » et se pendit, afin que François fût conforme au Christ même par un disciple aussi pervers ». Voir aussi JG 13 et ARNAUD DE SARRANT, De cognatione sancti Francisci (CSF), 6, éd. M. Michalczyk, « Une compilation parisienne des sources primitives franciscaines, Paris, Nationale, ms lat. 12 707 », Archivum franciscanum historicum, 76, 1983, p. 21-22.

6. Ac 6 3.

7. 2 Co 12 2. Gilles est ici comparé à saint Paul, ainsi que l’explicitent Fio 1. Sur ce frère qui rejoignit la fraternité le 23 avril 1208 et mourut en 1262, voir Actus 43 et 66-68.


avec un charbon ardent comme Isaïe : frère Philippe le Long 7 un autre parlait avec Dieu comme un ami avec son ami /2 : le très pur frère Sylvestre ; 8 un autre volait vers la lumière de la sagesse divine comme un aigle /3 : le très humble frère Bernard, qui éclaircissait les Écritures les plus profondes /4 ; 9 un autre fut sanctifié par le Seigneur et canonisé au ciel alors qu’il vivait encore en ce monde /5, comme s’il avait été sanctifié dès le ventre de sa mère : frère Rufin, noble d’Assise, homme très fidèle au Christ. Ainsi chacun s’illustra-t-il par une prérogative spéciale, comme il apparaîtra ci-dessous.

10 Parmi eux le premier et le fils premier-né tant par la priorité dans le temps que par le privilège de sainteté /6 fut frère Bernard d’Assise, qui se convertit de la manière suivante /7.

1. Allusion au récit de la vocation d’Isaïe (Is 6 6-7), déjà employée pour évoquer Philippe le Long en 1C 25 (selon laquelle il fut le sixième frère à rejoindre François) puis en BB 1. Il ne sera plus guère question de Philippe qu’en Actus 58 3-10. Visiteur des Pauvres Dames en 1219-1220, puis de 1228 à 1246 (voir AP 41c et JG 13), il mourut vers 1259.

2. Allusion à Moïse selon Ex 33 11 : « Le Seigneur parlait à Moïse face à face, comme un homme parle habituellement à son ami. » C’est la première fois dans les sources que Sylvestre, premier prêtre à rejoindre la fraternité des débuts, est comparé à Moïse. Sur frère Sylvestre, voir Actus 1 38-43 et Actus 33-37.

3. Bernard de Quintavalle est ici comparé à saint Jean, dont le symbole est l’aigle selon He 1 8. Bernard occupe une place centrale dans les Actes et, outre ce premier chapitre, fait l’objet des chapitres 2-5 et 32.

4. Proposition reprise à peu près dans les mêmes termes en Actus 32 8.

5. Voir Actus 37 9 pour une assertion identique. Rufin, cousin germain de sainte Claire, appartenait tout comme elle à une noble famille d’Assise et rejoignit François à une date inconnue. Il mourut à l’ermitage des Carceri et est enterré près de la tombe de François dans la basilique d’Assise. Il est, avec frère Léon et frère Ange, un des auteurs de la Lettre de Greccio datée de 1246, qui ouvre la quasi-totalité des manuscrits de la Légende des trois compagnons ; voir 3S 1. Les Actes lui consacrent plus loin un petit cycle de cinq chapitres : Actus 33-37.

6. Depuis « le fils premier-né » : emprunt littéral à LM 3 3. Sur le terme « primogenitus » (« fils premier-né »), voir 1C 24, AP 11, 3SS

7. Bien que plusieurs éléments de cet épisode proviennent anté-rieurs, il offre une organisation des données complètement neuve et fournit des détails absents des textes les plus anciens, comme le suggère la comparaison avec 1C 24, AP 10-11, 3S 27-29, 2C 15 et LM 3 3. Ainsi le stratagème de Bernard pour observer François à son insu et la prière nocturne de François sont-ils des ajouts des Actes. Ici le texte semble plus précisément emprunter à 3S 27-29, dont on trouve des reprises littérales.


2738 À l’époque où, bien qu’entièrement méprisé et écarté de tout espoir terrestre, saint François avait encore l’habit du siècle /1 et où il était si difforme et repoussant à force de pénitence que beaucoup le croyaient insensé, 12 alors qu’il était assaisonné du sel divin /2 autant qu’affermi et soutenu par la tranquillité de l’Esprit saint, pendant longtemps, quand il allait ainsi dans Assise, on lui jetait de la boue et des pierres, on l’accablait d’innombrables insultes, tant les siens que les étrangers ; mais lui, comme sourd et muet /3, traversait tout cela avec la plus grande patience, le visage joyeux. 13 Le seigneur Bernard d’Assise, qui était des plus nobles, des plus riches et des plus sages de la cité, aux conseils duquel tous acquiesçaient, se mit à considérer avec sagesse le si haut mépris du monde présent en saint François, sa si grande constance sous les insultes et sa si grande longanimité à les supporter, 14 telles que pendant presque deux ans, ainsi détesté et méprisé de tous, il paraissait toujours plus constant. Il dit en son cœur : « Il serait absolument impossible que ce François n’ait pas reçu une grande grâce de Dieu. »

15 Inspiré par Dieu, il invita un soir François à manger avec lui. François, y consentant humblement, mangea avec lui ce soir-là. 16 Le seigneur Bernard établit alors en son cœur la volonté d’examiner la sainteté de saint François et l’invita donc à se reposer cette nuit chez lui. 17 Saint François accepta humblement et le seigneur Bernard fit préparer un lit dans sa

1. Le latin (« Cum s. Franciscus adhuc esset in habitu seculari ») est plus riche que le français, puisqu’il peut se traduire également par « À l’époque où saint François vivait encore dans ce siècle », grâce à la polysémie du terme habitus qui désigne aussi bien l’habit (le vêtement) que la manière de vivre.

2. Voir Col 4 6.

3. Voir Ps 37 (38) 14.


propre chambre, où une lampe brillait continuellement toute la nuit. 18 Saint François, sitôt entré dans la chambre, pour cacher la grâce divine dont il bénéficiait, sitôt se jeta sur le lit en montrant qu’il voulait dormir. 19 Le seigneur Bernard décida en son cœur de l’observer en cachette pendant la nuit. Aussi usa-t-il de cette précaution : peu après s’être allongé dans son lit, il feignit d’être profondément endormi et de ronfler très fort.

20 Saint François, dissimulateur fidèle des secrets de Dieu, comme il pensait que le seigneur Bernard dormait profondément, dans le profond silence de la nuit se leva de son lit 21 et, levant le visage vers le ciel, levant les mains et les yeux vers Dieu, tout tendu et embrasé de ferveur, il disait en priant très pieusement : « Mon Dieu et mon tout. » 22 Il gémissait ces mots vers le Seigneur avec tant de larmes et répétait les mêmes dévotes paroles avec une si grande tristesse que, jusqu’au matin, il ne disait rien d’autre que : « Mon Dieu et mon tout. » 23 Saint François le disait en s’émerveillant de l’excellence de la majesté divine qui daignait s’abaisser jusqu’au monde en perdition et se préparait à pourvoir au remède du salut par lui, saint François, le petit pauvre. 24 En effet, illuminé par l’esprit prophétique, prévoyant les merveilles que Dieu allait accomplir par lui et par son Ordre et considérant, grâce à l’enseignement du même Esprit, son insuffisance et la petitesse de sa vertu, 25 il invoquait le Seigneur afin que ce qu’il ne pouvait accomplir lui-même fût accompli par Dieu, sans qui la fragilité humaine ne peut rien. C’est pourquoi il disait « Mon Dieu et mon tout. »

26 Le seigneur Bernard, qui voyait tout à la lumière de la lampe et comprenait prestement ces paroles, appréciant par son observation vigilante la dévotion du saint, intérieurement touché par l’Esprit saint au plus profond de son cœur, sitôt le matin appelle saint François et dit : 27 « Frère François, je suis entièrement disposé à abandonner le monde et à te suivre en tout ce que tu ordonneras. » A ces mots, saint François exulta en esprit et dit avec une grande joie : 28 « Seigneur Bernard, c’est là une tâche si ardue qu’il faut requérir à ce sujet le conseil de notre Seigneur 2740 Jésus Christ pour qu’il daigne indiquer son bon plaisir sur la manière dont nous devons mener cela à bien. 29 Allons donc ensemble à l’évêché /1, où se trouve un bon prêtre, et faisons dire une messe quand nous l’aurons entendue, nous prierons jusqu’à tierce /2. 30 Dans notre prière nous demanderons à notre Seigneur Jésus Christ qu’il daigne nous indiquer, au moyen de trois ouvertures du missel /3, la voie qu’il lui plaît que nous élisions. » Le seigneur Bernard dit : « Ce que tu proposes me convient. »

31 Ils allèrent donc à l’évêché et, lorsqu’ils eurent entendu la messe et prolongé la prière jusqu’à tierce, le prêtre prit le missel à la demande de saint François et du seigneur Bernard et, se fortifiant du sine de la croix, l’ouvrit au nom de notre Seigneur Jésus Christ. 32 A la première ouverture survint : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et donne aux pauvres /4. 33 À la deuxième ouverture survint : Vous n’emporterez rien en route /5.

34 A la troisième ouverture survint : Qui veut venir à ma suite, qu’il renonce à lui-même, porte sa croix et me suive /6. 35 Ayant vu cela, saint François dit : « Seigneur Bernard, voilà le conseil que le Seigneur nous donne. Va, accomplis ce que tu as entendu et que soit béni notre Seigneur Jésus Christ qui a daigné nous montrer sa voie évangélique. »

36 Aussitôt le seigneur Bernard vendit tous ses biens, qui étaient vraiment de grande valeur, et il donnait tout aux pauvres avec joie ; 37 la poche pleine d’argent, il distribuait abondamment et très libéralement aux veuves et aux orphelins, aux pèlerins et aux serviteurs de Dieu, tandis que saint François l’accompagnait dans toutes ses tâches et l’assistait fidèlement. 38 Or le seigneur

1. 3S 28 et LM 3 3 indiquent que François et Bernard sont allés à l’église Saint-Nicolas.

2. Troisième des heures de l’office, qui se récite au milieu de la matinée.

3. L’ouverture au hasard de l’Écriture (« sortes Biblicae ») est un des moyens, abondamment attesté au Moyen Âge, de connaître la volonté divine.

4. Mt 1921.

5. Lc 9 3.

6. Lc 9 23 ; Mt 16 24.

CHAPITRE IV FRÈRE BERNARD COMMENT IL ALLA À BOLOGNE /3

1 Comme notre bienheureux père François, tant lui-même que les siens, avait été appelé par Dieu de la croix et à la croix, pour cette raison, lui-même et ses bienheureux premiers compagnons paraissaient à juste titre — car ils l’étaient — des hommes du Crucifié : 2 portant la croix en matière d’habit, de nourriture et en tous leurs actes, plus désireux de connaître les opprobres du Christ que les vanités du monde et ses trompeuses flatteries, ils se

1. Jg 13 18.

2. 2 Co 11 31.

3. Bologne, Émilie-Romagne. Ce chapitre, traduit en Fio 5 et dont on trouve un parallèle très abrégé en C 24, « Vie de frère Bernard », p. 36-37, est le premier témoin d’un épisode par ailleurs inconnu et s’attache à faire de Bernard un double de François tel qu’il a été présenté dans le premier chapitre. La comparaison entre Actus 4 5-12 et Actus 1 11-14 est en effet particulièrement suggestive : frère Bernard, qui se livre délibérément au mépris et aux insultes des Bolognais, attire l’attention d’un juge de la cité pour des raisons analogues à celles qui le conduisirent à remarquer François et embrasser son genre de vie.


réjouissaient par conséquent des injures et s’attristaient des honneurs. 3 Ils allaient par le monde comme des pèlerins et des étrangers /1, n’emportant avec eux rien d’autre que le Christ ; ainsi partout où ils allaient, comme ils étaient les vivants rameaux de la vraie vigne, produisaient-ils de très grands fruits dans les âmes.

4 Ainsi arriva-t-il une fois, au commencement de l’Ordre, que saint François envoya frère Bernard à Bologne, afin qu’il y produisît des fruits pour Dieu selon la grâce que le Seigneur lui avait donnée. Frère Bernard, se fortifiant de la croix du Christ et accompagné de la vertu d’obéissance, gagna Bologne. 5 Quand les enfants le virent dans son habit insolite et méprisable, ils se mirent à l’abreuver d’injures. Ces injures, frère Bernard, vraiment saint, les supportait non seulement patiemment, mais même très joyeusement. 6 Car en vrai disciple du Christ qui devint l’abjection du peuple et l’opprobre des hommes /2, il s’installa délibérément sur la place de cette cité, pour y être mieux raillé par les hommes. 7 Aussi, comme il était assis là, beaucoup d’enfants se rassemblèrent-ils autour de lui ainsi que des hommes : certains tiraient sa capuche en arrière, d’autres en avant ; certains lui jetaient de la poussière, d’autres des pierres ; certains encore le poussaient violemment de-ci de-là. 8 Mais face à tous ces opprobres, frère Bernard demeurait joyeux et patient, n’opposant absolument aucune résistance ou murmure ; et même, qui plus est, pendant plusieurs jours il revenait délibérément sur cette place pour supporter de semblables opprobres. 9 Aussi nombreuses que fussent les injures dont ils l’accablaient, pourtant il montrait toujours par son visage réjoui un esprit imperturbable /3.

10 Comme la patience réalise et prouve une œuvre parfaite, il se trouva qu’un juge sage, observant et examinant attentivement une constance si vertueuse qui tant de jours durant était

1. 2 Reg 6 3, à partir de 1P 2 11.

2. Ps 21 (22) 7.

3. Cette description rappelle celle d’AP 23, qui survient juste après un épisode dont Bernard est le héros.


2752 restée absolument imperturbable, se dit en son cœur : 11 « Il est impossible que celui-ci ne soit pas un saint homme. » S’approchant de frère Bernard, il dit : « Qui es-tu et pourquoi es-tu venu ici ? » 12 Frère Bernard plongea la main dans sa poche et présenta la Règle évangélique de saint François qu’il portait en son cœur et illustrait par ses œuvres. 13 Le juge, quand il eut achevé la lecture du si haut statut /1 de cette Règle, s’étonna vivement, car c’était un homme intelligent ; 14 et se tournant vers ses compagnons, il dit avec une très grande admiration : « C’est le statut le plus élevé dont j’ai jamais entendu parler et c’est pourquoi cet homme est avec ses compagnons parmi les plus saints hommes de ce monde. 15 Aussi font-ils un grand péché, ceux qui l’abreuvent d’injures, car il doit être exalté non par les injures, mais par les plus grands honneurs, puisqu’il est vraiment l’ami du Très-Haut. » 16 Et il lui dit : « Très cher, si l’on vous montrait un lieu qui vous convienne où vous pourriez commodément servir le Seigneur et que vous vouliez l’accepter, pour ma part je vous le donnerais très volontiers pour le salut de mon âme. » 17 Frère Bernard répondit : « Très cher seigneur, je crois que Dieu vous a inspiré cela et c’est pourquoi j’accepte volontiers votre offre en l’honneur du Christ. »

18 Alors ce juge, conduisant frère Bernard à sa maison, le reçut avec joie et grande charité ; il lui montra ensuite le lieu qu’il lui avait promis et acquitta tout parfaitement et avec dévouement à ses propres dépenses. 19 Il devint entre tous le défenseur et le père de frère Bernard et de ses compagnons. Quant à frère Bernard, en raison de sa sainte vie, il commença à être honoré par les hommes au point que s’estimaient bienheureux ceux qui pouvaient le toucher ou le voir. 20 Mais Frère Bernard, comme il était vraiment humble et disciple du Christ, de peur que l’honneur qui lui était montré là n’entravât sa tranquillité d’esprit

1. Le terme « status » désigne ici aussi bien les différents articles de la Règle (les statuts que suivent les frères) que l’état de vie religieuse qu’elle définit.


et son salut, se retira et, de retour auprès de saint François, lui dit : 21 « Un lieu a été occupé dans la cité de Bologne : envoie donc, père, des frères pour y demeurer, car moi je n’y fais plus de profit ; bien au contraire, à cause du grand honneur qui m’y est montré, je crains de perdre plus que de gagner. » 22 Le bienheureux François, apprenant par le menu tout ce que le Seigneur avait accompli par frère Bernard, se réjouissant et exultant en esprit, commença à louer le Très-Haut qui répandait ainsi les petits pauvres disciples de la croix pour le salut du peuple. 23 Prenant dès lors des compagnons, il les envoya en Lombardie /1 et, comme la dévotion des fidèles croissait, ils occupèrent de toutes parts de nombreux lieux. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ, qui est béni dans les siècles /2. Amen.

CHAPITRE VII L’ENSEIGNEMENT DE SAINT FRANÇOIS À FRÈRE LÉON LA JOIE PARFAITE EST DANS LA SEULE CROIX /1

1 Un jour d’hiver que saint François allait avec frère Léon de Pérouse à Sainte-Marie-des-Anges /2 et que le froid le tourmentait très cruellement, 2 il appela frère Léon qui le précédait de quelques pas, disant : « Ô frère Léon, quand bien même les Frères mineurs donneraient en chaque terre un grand exemple de sainteté et de bonne édification, transcris l’exemple, c’est-à-dire note que là n’est pas la joie parfaite. » 3 Après avoir un peu marché, il l’appela encore, disant : « O frère Léon, quand bien même un frère mineur illuminerait les aveugles, redresserait les bossus, chasserait les démons, rendrait aux sourds l’ouïe, aux boiteux la marche et aux muets la parole et, qui plus est, quand il ressusciterait un mort le quatrième jour /4, écris que là n’est pas la joie parfaite. » 4 Criant de nouveau, il disait : « O frère Léon, si un frère mineur savait les langues de tous les peuples, toutes les sciences et les écritures si bien qu’il saurait même prophétiser /4 et révéler non seulement le futur, mais aussi les consciences des autres, écris que là n’est pas la joie parfaite. » 5 Alors qu’ils marchaient encore, il criait de

1. Traduit en Fio 8, ce chapitre propose une version amplifiée de VJ et Adm 5. Léon, dont c’est la première mention dans les Actes, mais auquel sont également consacrés les chapitres 8, 9, 38, 39, 60, 71 et 72, et qui est aussi cité dans les chapitres 31, 34 et 73, fut le secrétaire et confesseur de François. À l’instar de Massée, il est présenté comme une source d’information orale indirecte de l’auteur (par exemple en Actus 9 71).

2. La Portioncule, en contrebas d’Assise.

3. Voir Mt 11 5.

4. Voir 1 Co 13 2.


2760 nouveau : « Ô frère Léon, petite brebis de Dieu, quand bien même un frère mineur parlerait la langue des anges /2, saurait le cours des étoiles et les vertus des herbes, quand bien même tous les trésors des terres lui auraient été révélés 6 et qu’il connût les vertus des oiseaux et des poissons, des animaux et des hommes, des arbres et des racines, des pierres et des eaux, écris, écris bien et note soigneusement que là n’est pas la joie parfaite. » 7 Au bout de quelques instants, il s’écria : « O frère Léon, quand bien même un frère mineur saurait prêcher assez solennellement pour convertir tous les infidèles à la foi, écris que là n’est pas la joie parfaite. »

8 Cette manière de parler dura bien deux milles. Frère Léon, vivement étonné de tout cela, dit : « Père, je te prie, de la part de Dieu, de me dire où est la joie parfaite. » 9 Saint François répondit : « Quand nous irons à Sainte-Marie-des-Anges ainsi trempés de pluie et glacés par le froid, défigurés par la boue et tenaillés par la faim et que nous frapperons à la porte du lieu, et le portier viendrait en colère, disant : 10 “Qui êtes-vous ?” Et nous dirons : “Nous sommes deux de vos frères.” Lui au contraire dirait : “Vous êtes plutôt deux ribauds qui allez en parcourant le monde pour voler les aumônes des pauvres /3 !”

1. “Pecorella”, en italien dans le texte. François appelle ainsi frère Léon en Actus 9 54.

2. Voir 1Co 13 1.

3. Ce reproche fut effectivement fait aux Mendiants.


11 Et il ne nous ouvrirait pas, mais nous ferait rester dans la neige et l’eau, dans le froid et la faim jusqu’à la nuit. Alors, si nous supportions patiemment, sans trouble ni murmure, les insultes et les rebuffades 12 et que nous pensions humblement et charitablement que le portier nous connaît vraiment et que c’est Dieu qui excite sa langue contre nous, ô frère Léon, écris que là est la joie parfaite. 13 Et si nous nous entêtions à frapper et que le portier, comme irrité contre des importuns, sortait et nous accablait très durement de gifles, disant : “Partez d’ici, vils 2761 fainéants, et allez à l’hôpital ! Qui êtes-vous donc ? Vous ne mangerez rien du tout ici !” 14 Si nous supportons cela joyeusement et recevons les injures avec amour, de tout cœur, ô frère Léon, écris que là est la joie parfaite. 15 Si, ainsi tourmentés de toutes parts — la faim nous presse, le froid nous tourmente et, de surcroît, la nuit approche — nous frappons, crions et supplions en pleurant qu’on nous ouvre et que lui, alors excédé, dise : “Ces hommes-là sont des insolents finis et des effrontés, je vais les calmer !” 16 Et sortant avec un bâton noueux, nous prenant par la capuche, il nous jettera à terre dans la boue et la neige et nous frappera tellement avec ce bâton qu’il nous couvrira de plaies : 17 si nous supportons allégrement tant de maux, tant d’insultes et de coups en pensant que nous avons dû supporter les souffrances du Christ béni, ô frère Léon, écris que là est la joie parfaite. 18 Car écoute la conclusion, frère Léon. Entre tous les charismes du Saint-Esprit que le Christ a pu et peut concéder à ses amis, il y a se vaincre soi-même et supporter volontiers les opprobres pour le Christ et l’amour de Dieu. 19 En effet, de toutes les merveilles évoquées plus haut, nous ne pouvons nous glorifier, car elles ne sont pas de nous, mais de Dieu. Qu’as-tu en effet que tu n’aies pas reçu ? Et si vous avez reçu, pourquoi vous glorifiez-vous comme si vous n’aviez pas reçu' ? Mais nous pouvons nous glorifier de la croix de la tribulation et de l’affliction, car cela est à nous. 20 C’est pourquoi l’Apôtre dit : Loin de moi l’idée de me glorifier, si ce n’est de la croix de notre Seigneur Jésus Christ 3. » Louange soit à Lui pour les siècles des siècles. Amen.

1. VJ précise d’aller chez les Croisiers, qui tenaient une léproserie proche d’Assise.

2. 1 Co 4 7.

3. Ga 6 14.

CHAPITRE VIII LA PAROLE DE DIEU ADRESSÉE À SAINT FRANÇOIS PAR FRÈRE LÉON /1

1 Comme au commencement de l’Ordre notre bienheureux père François se tenait avec frère Léon dans un petit lieu /2 où ils n’avaient pas de livres pour dire l’office, quand ils en vinrent à matines /3, saint François dit à son compagnon : 2 « Très cher, nous n’avons pas de bréviaire /4 où nous puissions dire matines, mais, pour que nous acquittions le temps à la louange de Dieu, tu diras ce que je t’enseignerai ; et prends garde à ne pas proférer autrement ni changer mes paroles. 3 Voici ce que je dirai : « O frère François, tu as fait tant de péchés dans le siècle que tu es digne de l’enfer. » Et toi, frère Léon, tu répondras : « C’est vrai que tu as mérité l’enfer le plus profond. » 4 Le très pur frère Léon répondit avec la simplicité de la colombe /5 : « Volontiers, père ; commence au nom du Seigneur. » Et saint François commença à dire : « O frère François, tu as fait tant de péchés dans le siècle que tu es digne de l’enfer. » 5 Frère Léon répondit : « Dieu fera par toi tant de bien que tu iras au paradis. » 6 Saint François dit : “Ne parle pas ainsi, frère Léon, mais quand moi je dirai : « O frère François, tu as fait tant d’œuvres iniques contre Dieu que tu es digne d’être maudit », tu dois répondre ainsi : “Tu es digne d’être compté au nombre des maudits.”” Et frère Léon dit : « Volontiers, père. »

1. Traduit en Fio 9 et parallèle en C 24, « Vie de frère Léon », p. 69-70.

2. Toujours au sens de « demeure des frères ».

3. Office nocturne, la première des heures canoniques.

4. Le bréviaire était nécessaire à la lecture de l’office. 1 Reg 3 7 et 2 Reg 3 2 en autorisaient donc la possession, mais de nombreux épisodes des légendes indiquent qu’une telle possession n’était pas sans poser problème à François.

5. Voir Mt 10 16. Voir aussi Actus 38 1 et 39 3 où Léon est évoqué en termes identiques.


2763 7 Et saint François, avec beaucoup de larmes, de soupirs, de coups sur la poitrine et dans un grand cri, disait : « O Seigneur, Dieu du ciel et de la terre, moi j’ai commis tant d’iniquités contre toi que je suis digne d’être profondément maudit. » 8 Frère Léon répondit : « O frère François, Dieu te fera tel que, parmi les bénis, tu seras particulièrement béni. » 9 Saint François, s’étonnant de ce qu’il réponde toujours le contraire, disait en le morigénant : “Pourquoi, frère Léon, ne réponds-tu pas comme je te l’enseigne ? 10 Par la sainte obéissance, je t’ordonne de répondre selon les paroles que je t’indiquerai. 11 Et je dirai ainsi « O François, galopin /1, crois-tu que Dieu aura pitié de toi, alors que tu as commis tant de péchés contre le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation /2 que tu es digne de ne pas trouver miséricorde ? » 12 Et toi, frère Léon, niais /3 que tu es, tu dois répondre : “En aucune manière tu n’es digne de trouver miséricorde.”” Frère Léon répondit : « Dorénavant, père, je dirai comme tu as ordonné. » Saint François, le visage heureux tourné vers le ciel, les mains levées vers Dieu et les genoux fléchis, disait avec abondance de pleurs : « O frère François, grand pécheur, frère François, galopin, crois-tu que Dieu aura pitié de toi, alors que tu as commis tant de péchés contre le Père des miséricordes et le Dieu de toute consolation /4 que tu n’es pas digne de trouver miséricorde ? » Et frère Léon répondit : « Dieu le Père, dont la miséricorde infinie est plus grande que ton péché, te fera grande miséricorde et t’octroiera de surcroît de multiples grâces. »

13 Saint François, irrité avec douceur et troublé sans impatience, dit à frère Léon : « Pourquoi, frère Léon, as-tu eu la présomption d’aller contre l’obéissance et as-tu si souvent répondu le contraire de mes propositions » 14 Alors frère

1. Italianisme « cativellus » (de « cattivello »), qu’on retrouve en Actus 33 12.

2. 2 Co 1 3.

3. Nouvel italianisme, « pecorone » (littéralement « grosse brebis »), repris en Actus 7 10.

4. 2 Co 1 3.


2764 Léon répondit avec révérence et très humblement au saint père, disant : « Dieu seul le sait, très cher père, car moi j’ai toujours eu le projet de répondre comme tu l’avais ordonné, mais Dieu m’a fait parler selon son bon plaisir et non selon mon dessein. » 15 Étonné de cela, saint François dit à frère Léon : « Je te prie, très cher, de dire cette fois, quand je m’accuserai comme précédemment, que je ne suis pas digne de miséricorde. » Et il imposait toujours cela à frère Léon avec beaucoup de larmes. 16 Frère Léon répondit : « Dis, père, car cette fois je répondrai comme tu l’auras voulu. » Et saint François, criant en larmes, disait : « O François, galopin, penses-tu que Dieu aura pitié de toi ? » 17 Frère Léon répondit : « Oui, père, Dieu aura pitié de toi ; bien plus, tu recevras une grande gloire de Dieu, ton Sauveur : il t’exaltera et te glorifiera dans l’éternité, car toute personne qui s’humilie sera exaltée /1. Et je ne puis dire autre chose, car c’est Dieu qui parle par ma bouche. » 18 Et ils restèrent éveillés jusqu’à l’aurore dans cette humble dispute, ces larmes de componction et aussi dans cette consolation divine. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE IX LA DÉCOUVERTE DU MONT ALVERNE /2

1 Parce que le très fidèle serviteur et ami du Christ Jésus, François, honorait de toutes ses forces son Créateur par lui et

1. Lc 14 11.

2. Le terme latin « inventio » contient à la fois l’idée de découverte et d’invention. Ce chapitre n’a pas été retenu par Fio, mais on en trouve des parallèles dans les Considérations sur les stigmates (CSti 1 a-b, 2 c2, 3 a, b5). Innervé par plusieurs sources antérieures, qu’il assemble, amplifie et remanie pour les faire concorder (1C 94-95, LC 11, VJS 61, 3S 69, Lm 6 1-3, LM 13 1-3…), Actus 9 relate d’abord les circonstances dans lesquelles François et ses compagnons entrèrent en possession de l’Alverne, puis le carême de la Saint-Michel au cours duquel se serait produite la stigmatisation, en s’attardant moins sur la stigmatisation elle-même que sur ce qui la précède.


par les autres /1, pour cette raison notre très gracieux et très bienveillant Sauveur, le Seigneur Jésus Christ, rendait honneur à celui qui l’honorait, car qui me glorifiera, je le glorifierai, dit le Seigneur /2. 2 C’est pourquoi, partout où allait saint François, il était tenu en si grande vénération par tous que c’était comme si le monde entier venait à la rencontre d’un homme si admirable. 3 Ainsi, quand il s’approchait de quelque terre, place forte ou village, s’estimait bienheureux qui pouvait le voir ou le toucher.

4 Il arriva une fois, avant qu’il n’ait les stigmates du Sauveur, que, quittant la vallée de Spolète, le bienheureux François se dirigeât vers la Romagne /3. Au cours de ce voyage, comme il était parvenu à une place forte, Montefeltre /4, on y célébrait alors la grande solennité des nouveaux chevaliers 5. Quand le saint père eut appris cela des habitants, il dit à frère Léon son compagnon : « Allons à eux, car, avec l’aide de Dieu, nous ferons parmi eux quelque profit. » À cette fête étaient assemblés beaucoup de nobles de diverses contrées. 6 Parmi eux, il y avait un seigneur de Toscane nommé Roland /6, fort riche et noble, qui, à cause de ce qu’il avait entendu d’admirable

1. On trouve dans cette célébration un écho de CSoI, en particulier l’idée que le Créateur est loué « per » (« par » ou « pour ») ses créatures.

2. Mt 10 32.

3. Région du nord-est de l’Italie longeant l’Adriatique, au nord de la Marche d’Ancône.

4. Un temps Montefeltro, aujourd’hui San Leo, province de Pesaro-Urbino, Marche d’Ancône, à la limite de la Romagne.

5. Le latin « militie nove magna sollemnitas » (mot à mot « la grande solennité de la nouvelle chevalerie ») présente quelque ambiguïté. À partir du mir siècle et notamment de Bernard de Clairvaux, la « nova militia » ou « nouvelle chevalerie » désigne fréquemment les Ordres militaires (Hospitaliers, Templiers…) : on aurait là une allusion à une fête en l’honneur d’un de ces Ordres. En réalité, il est plus vraisemblable que la « nouvelle chevalerie » évoquée ici désigne simplement les nouveaux chevaliers, auquel cas il faut comprendre que François arrive au moment des festivités annuelles en l’honneur de leur adoubement. On est d’autant plus porté à suivre cette interprétation qu’en CSti 1 a, il est précisé qu’au cours de cette assemblée, un des comtes de Montefeltre fut armé chevalier.

6. Orlando, comte de Chiusi.


2766 sur saint François, avait conçu pour lui une grande dévotion et désirait extrêmement le voir et l’entendre.

7 Après être entré dans cette place forte, pour se faire entendre plus commodément de la foule, saint François monta sur un mur d’où il prêcha à la foule qui se tenait là. 8 Comme thème il proposa en langue vulgaire : « Si grand est le bien que j’attends que chaque peine m’est un délice /2. » 9 Et sur ce thème, l’Esprit saint fit dévotement jaillir par sa langue des paroles d’une éloquence divine — en donnant comme preuves les souffrances des martyrs et les martyres des apôtres, les rudes pénitences des confesseurs et les nombreuses tribulations des saints et des saintes — telle que tous demeuraient l’esprit suspendu, comme s’ils écoutaient un ange. 10 Parmi eux, ledit seigneur Roland, réjoui de la présence espérée de saint François et touché par sa merveilleuse prédication, se proposa décidément de traiter du salut de son âme avec saint François.

Aussi, à l’issue de la prédication, dit-il à saint François : « Père, je voudrais traiter avec toi du salut de mon âme. » 12 Saint François, tout assaisonné du sel de la discrétion /3, dit : « Seigneur, va ce matin et honore tes amis qui t’ont invité à la fête et ensuite, après le repas, nous parlerons autant que tu voudras. » 13 Comme il en était d’accord, une fois le repas pris, il revint et traita plus à fond avec saint François du salut de son âme. A la fin, il dit : “Frère François, j’ai une montagne en Toscane très recueillie et fort solitaire, qui est appelée le mont Alverne /4, 14 fort adaptée à ceux qui désirent une vie solitaire.

1. Le thème est la citation qui ouvre un sermon et sur laquelle se développe toute la prédication.

2. En italien dans le texte : « Tanto è quel bene che aspecto / c’ogne pena m’è delecto. »

3. Voir Col 4 6. Il faut entendre ici “discretio” au sens de discernement, sagesse, modération.

4. La Verna, commune de Chiusi della Verna, province d'Arezzo, Toscane.

L’Instrumentum donationis Montis Alvernae, qui prétend relater la donation de l’Alverne faite à François “in viva vote” par le comte Roland de Chiusi le 8 mai 1213, n’aurait été consigné par les fils du donateur que le 9 juillet 1274 ; Codice diplomatico della Verna e delle SS. Stirnate di S. Francesco d'Assisi nel VII° centenario del gran prodigio, éd. S. Mencherini, Florence, 1924, n° 28, p. 38-39. Mais ce dossier est encombré de faux ; L. PELLEGRINI, “Note sulla documentazione della Verna. A proposito del primo insedia-mento”, Studi francescani, 97, 2000, p. 57 [261]-90 [294].


Si cette montagne te plaît à toi et tes compagnons, je vous la donnerais très volontiers pour le salut de mon âme.”

15 Or saint François désirait très vivement trouver des lieux solitaires où il pourrait plus commodément s’adonner à la contemplation /1 ; si bien que, quand il eut entendu cette offre, rendant d’abord louange à Dieu qui, par ses fidèles, pourvoit à ses petites brebis, puis rendant grâces à ce seigneur Roland, il répondit en ces termes : 16 « Seigneur, quand vous serez rentré chez vous dans vos contrées, je vous enverrai deux frères de mes compagnons et vous leur montrerez cette montagne ; si elle semble adaptée, j’accepte très volontiers votre offre charitable. » Ce seigneur habitait dans une sienne place forte voisine du mont Alverne /2. 17 Quand la fête fut finie et comme le seigneur rentrait chez lui, saint François envoya donc deux des compagnons à sa recherche ; 18 mais comme ces régions leur étaient inconnues, c’est au prix d’une grande difficulté qu’ils trouvèrent la place forte de ce seigneur. Quand ils furent parvenus chez ce seigneur, il les reçut charitablement et avec le plus grand bonheur comme des anges de Dieu. 19 En compagnie de près d’une cinquantaine d’hommes armés, sans doute à cause des bêtes sauvages, ils furent conduits au mont Alverne. 20 Prévoyant et cherchant où ils pourraient préparer une habitation, ils finirent par y trouver un petit plateau où ils décidèrent de séjourner au nom du Seigneur. 21 Les séculiers qui conduisaient les frères, coupant des branches d’arbres avec leurs épées, construisirent une hutte avec ces branches. 22 Une fois le lieu occupé, avec l’autorisation de ce seigneur, au nom du Seigneur Jésus Christ, les frères allèrent auprès de saint François pour l’y

1. Voir 1C 71.

2. Chiusi della Verna, à 2 km du mont Alverne.


2768 ramener, lui annonçant que ce lieu était fort à l’écart et adapté à la contemplation divine.

23 Saint François, apprenant cela avec joie et rendant louanges à Dieu, après avoir pris frère Léon, frère Massée et frère Ange, qui avait jadis été noble chevalier /1, gagna avec eux ce lieu et ce mont. 24 Alors qu’il gravissait la montagne avec ces compagnons bénis et se reposait un peu au pied d’un chêne qui se trouvait à peu de distance du lieu, une multitude d’oiseaux divers conflua vers le bienheureux François, arrivant de partout auprès de lui dans l’allégresse, les chants et les jeux d’ailes.

25 Certains se posaient sur sa tête, certains sur les épaules, d’autres sur les genoux, d’autres sur les mains du saint père. 26 A la vue de cette merveille inédite, le bienheureux François dit à ses compagnons : « Je crois, mes très chers frères, qu’il plaît à notre Seigneur Jésus Christ que nous occupions un lieu sur cette montagne solitaire, où nos frères les oiseaux /2 manifestent tant de joie à notre arrivée /3. » 27 Et se levant, tout heureux en esprit, il gagna ce lieu où il n’y avait encore rien si ce n’est la pauvre petite hutte de branches d’arbres. 28 Après y avoir prévu un lieu solitaire où il puisse prier séparé des autres, il se fit une pauvre petite cellule sur le flanc de ce mont et ordonna aux compagnons que nul ne s’approche de lui et qu’ils ne permettent à personne d’autre que frère Léon d’y aller, car il entendait faire là le carême de l’archange Michel /4. 29 Il imposa 2769 à frère Léon lui-même de ne venir à lui qu’une fois par jour, avec du pain et de l’eau, et une fois par nuit, à l’heure de matines ; 30 alors il viendrait sans rien dire, mais il dirait ou proférerait seulement cela : « Seigneur, ouvre mes lèvres /1. » Et si, de l’intérieur, le saint répondait « Et ma bouche annoncera ta louange /2 », ils diraient ensemble matines. 31 En revanche, s’il ne répondait pas de l’intérieur, frère Léon s’éloignerait aussitôt. Saint François ordonna cela parce qu’il était parfois dans une si grande extase de l’esprit qu’il ne pouvait parler ni le jour ni la nuit — ainsi était-il absorbé en Dieu. Frère Léon observait très scrupuleusement ce précepte.

32 Néanmoins, tandis que frère Léon gardait fidèlement le saint silence, il épiait autant qu’il pouvait ce que faisait le saint. Il trouvait parfois le saint hors de sa cellule, élevé en l’air /3 à une si grande distance qu’il avait la possibilité de lui toucher les pieds /4 ; 33 alors il les étreignait et les embrassait avec des larmes, disant : « Dieu, sois-moi propice, à moi pécheur /5, et, par les mérites de ce très saint homme, fais-moi trouver ta très sainte miséricorde /6. » 34 Une fois, il le trouva élevé de terre jusqu’au milieu des hêtres — il y avait là beaucoup de cette espèce d’arbres d’une hauteur fort imposante. Une fois, il le trouva élevé à une si grande altitude dans l’air qu’il pouvait à peine le voir /7. 35 Alors, frère Léon s’agenouillait et s’étendait tout entier à terre, c’est-à-dire à l’endroit d’où saint François en prières avait été élevé en hauteur : frère Léon, priant au même

1. Frère Ange Tancrède, un des premiers compagnons de François et un des trois signataires de la Lettre de Greccio avec Léon et Rufin, dont les Actes ne font mention par la suite qu’au chapitre 16.

2. En latin, ce sont « nos sœurs », car le terme « avis » est féminin.

3. Tout ce passage d’Actus 9 24-26 évoque CA 118 et LM 8 10 ; en CA et LM cependant, ce n’est pas pour choisir un endroit où s’installer à l’Alverne, mais en se rendant à l’ermitage de l’Alverne pour y jeûner un carême de la Saint-Michel que le saint, semblablement accueilli par les démonstrations de joie des oiseaux, comprend que Dieu l’y invite à séjourner.

4. Ce carême courait du lendemain de l’Assomption (15 août) à la veille de la Saint-Michel (29 septembre). La pratique d’un carême de la Saint-Michel par François ne commence à être mentionnée qu’en CA 118, 2C 197, LM 13 1 et dans la mention autographe de frère Léon portée sur BLéon ; il se serait agi d’un des carêmes spéciaux que François suivait à titre personnel, puisqu’il n’en est fait mention dans aucune règle. Selon LM 9 3, François aurait également consacré quarante jours à la prière et au jeûne avant la Saint-Pierre-et-Saint-Paul.

1. Ps 50 (51) 17 : verset d’invocation de l’office de matines.

2. Ibid.

3. Voir Actus 38 3 et 39 5-3.

4. Voir Actus 39 5.

5. Lc 18 13.

6. Voir Actus 39 6.

7. Voir Actus 39 5.


2770 endroit ci, comme dit plus haut, se recommandant au Seigneur par les mérites du saint père, se sentait visité surabondamment par la grâce divine. 36 En raison de ces faits que frère Léon avait souvent remarqués à propos du saint, il avait pour lui tant de dévotion que bien souvent, la nuit, il scrutait avec une sainte ruse les occupations secrètes de saint François.

37 Ainsi arriva-t-il que, pendant le susdit carême, frère Léon alla à matines pour s’enquérir de saint François comme à l’accoutumée. 38 Étant entré dans la cellule du saint et ayant dit : « Seigneur, ouvre mes lèvres /1 », comme le saint le lui avait ordonné auparavant, et saint François n’ayant pas répondu, il se rendit compte à la lumière de la lune, dont l’éclat entrait par la porte, que le saint n’était pas dans la cellule. 39 Pensant qu’il priait à l’extérieur et regardant ici et là par la forêt, il l’entendit parler. S’approchant pour entendre ce qu’il disait, à la lumière de la lune qui l’éclairait, il vit le saint agenouillé, le visage tourné vers le ciel et les mains levées vers Dieu et qui disait ces mots : 40 « Qu’es-tu, mon Dieu très doux, et que suis-je, moi qui suis un misérable vermisseau /2 et ton petit serviteur ? » Et il répétait cela souvent, sans rien dire d’autre. 41 Comme il regardait, frère Léon vit une flamme de feu /3 très belle, fort resplendissante et délectable pour les yeux, descendre des sommets des cieux jusque sur la tête de saint François. 42 Et de la flamme une voix sortait et parlait avec saint François et saint François répondait à celui qui lui parlait.

43 Mais frère Léon, plein de crainte, battit en retraite afin de ne pas gêner le saint dans de si admirables secrets, si bien qu’il ne pouvait entendre les paroles que François était en train de dire. 44 Il vit cependant saint François tendre la main trois fois vers cette flamme. Mais comme la flamme reculait, frère Léon se mit à reculer doucement, doucement, afin de n’être pas aperçu 2771 par le saint. 45 Mais entendant le bruit de ses pieds à cause d’un quelconque morceau de bois de la forêt, saint François dit « Je t’ordonne, quoi que tu sois, par la vertu du Seigneur Jésus Christ, de rester immobile et de ne pas bouger de place. » 46 A l’adjuration du saint, frère Léon s’arrêta aussitôt et dit : « C’est moi, père. » Et frère Léon a dit une fois qu’il était alors terrifié par une telle crainte que, si la terre s’était ouverte, il s’y serait très volontiers caché. 47 Il craignait en effet, s’il offensait le saint, de perdre la grâce de sa compagnie, car si grands étaient l’amour et la foi qu’il avait pour le saint qu’il était sûr de ne pouvoir en aucune façon vivre sans lui. 48 Pour cette raison, chaque fois qu’on parlait des saints, frère Léon disait : « Très chers, grands sont tous les saints, mais saint François est aussi parmi les grands à cause des merveilles que Dieu opère par lui. » Et il parlait plus volontiers en ces termes de lui que des autres, aussi n’est-ce pas étonnant qu’il ait été terrifié au son de sa voix. 49 En le reconnaissant, le saint dit : « Frère niais, dans quel but es-tu venu ici ? Ne t’ai-je pas dit bien des fois de ne pas venir m’épier ? Dis-moi, par obéissance, si tu as vu quelque chose. » 50 Il répondit : « Père, je t’ai entendu parler et dire une prière plusieurs fois avec une grande animation : “Qu’es-tu, mon Dieu très doux, et que suis-je, moi qui suis un misérable vermisseau /1 et ton petit serviteur ?” 51 Alors j’ai vu une flamme de feu /2 descendre du ciel, parler avec toi et je t’ai vu lui répondre à plusieurs reprises et tendre la main vers elle trois fois ; mais ce que vous disiez, je l’ignore. »

52 S’agenouillant, frère Léon pria le saint avec une grande révérence, disant : « Je te prie, père, de m’expliquer les mots que j’ai entendus et de m’enseigner aussi ceux que je n’ai pas entendus. » 53 Saint François, comme il chérissait beaucoup frère Léon pour sa pureté et sa mansuétude, lui dit : 54 « Ô frère petite brebis de Jésus Christ, dans ce que tu as entendu et vu m’étaient ouvertes deux lumières, l’une sur la connaissance du

1. Ps 50 (51) 17.

2. Ps 21 (22) 7.

3. Voir Ex 3 2 : allusion au buisson ardent.

1. Ps 21 (22) 7.

2. Voir Ex 3 2.


2772 Créateur et l’autre sur la connaissance de moi-même. 55 Quand en effet je disais : “Qu’es-tu, Seigneur, et que suis-je, moi ? », j’étais dans la lumière de la contemplation, dans laquelle je voyais l’abysse de l’infinie bonté divine et la profondeur lamentable de ma vilenie. 56 C’est pourquoi je disais : « Qu’es-tu, Dieu, souverainement bon, souverainement sage, souverainement clément, pour me visiter moi qui suis vil et suis un misérable vermisseau /1, abominable et méprisable ? » 57 Or cette flamme était Dieu qui, sous cet aspect, me parlait comme à Moïse dans la flamme ; et entre autres choses que m’a alors dites Dieu, il m’a demandé de faire trois offrandes. 58 Je lui ai répondu : « Seigneur, je suis tout à toi et je n’ai rien que les caleçons, la corde et la tunique ; et ils sont semblablement à toi. Que pourrais-je offrir à hauteur de ce que tu donnes ? Car le ciel et la terre, le feu et l’eau et tout ce qui s’y trouve sont à toi, Seigneur. 59 Qui a quelque chose qui ne soit pas à toi ? C’est donc ce qui est à toi que nous te rendons, quand nous t’offrons quelque chose. Que pourrais-je t’offrir, Seigneur Dieu, roi du ciel et de la terre et de toute créature /3 ? » 60 Alors Dieu m’a dit : « Mets ta main dans ta poche et offre-moi ce que tu trouveras. » 61 L’ayant fait, j’ai trouvé une pièce d’or si grande, si brillante et belle que jamais on n’en a vu pareille en ce monde et je l’ai alors offerte à Dieu. 62 Dieu a dit encore : « Offre-moi autre chose, comme auparavant. » J’ai dit à Dieu : « Seigneur, je n’ai, je ne veux et je n’aime que toi et, pour l’amour de toi, j’ai méprisé l’or et tout le reste. 63 Par conséquent, si l’on trouve encore quelque chose dans ma poche, c’est toi qui l’as déposé et, à toi qui donnes tout, je le rends. » J’ai fait cela trois fois et, à la troisième offrande, je me suis agenouillé et j’ai béni Dieu qui m’avait donné ce que je pouvais offrir. 64 Il m’a aussitôt été donné de comprendre que la triple offrande figurait l’obéissance qui est d’or, la très haute pauvreté et la très resplendissante chasteté, toutes choses que, par sa grâce, Dieu m’a donné d’observer

1. Voir Ps 21 (22) 7.

2. De nouveau, allusion au buisson ardent ; voir Ex 3 1-2

3. Voir Actus 7 19.


2773 si parfaitement que ma conscience ne me blâme en rien. 65 Et de même que, quand je mettais la main à la poche, je sortais et rendais ces pièces à Dieu lui-même qui les y avait déposées, de même Dieu m’a donné dans l’âme le pouvoir de toujours le louer et le magnifier de bouche et de cœur pour tous les biens qu’il m’a concédés par sa très sainte bonté. 66 Voilà ce que furent les paroles que tu as entendues et les mains tendues que tu as vues /1. Mais attention à toi, frère niais : ne va plus m’épier, retourne à ta cellule avec la bénédiction de Dieu et occupe-toi de moi avec sollicitude. 67 Car, dans quelques jours, Dieu fera des merveilles si prodigieuses sur cette montagne que tout le monde sera stupéfait. Il fera des choses nouvelles qu’il ne fit jamais en ce monde à aucune créature /2. » 68 Alors frère Léon se retira fort consolé.

Pendant ce même carême sur ce même mont Alverne, aux environs de la fête de l’exaltation de la sainte Croix /3, apparut le Christ sous la forme d’un séraphin ailé et comme crucifié, imprimant tant les clous que les stigmates aux mains, aux pieds et au côté de saint François, ainsi que le dit sa légende /4. 69 Il apparut de nuit dans une telle splendeur qu’il illumina vallées et montagnes partout aux alentours plus que si la clarté du soleil avait brillé, ce dont furent témoins tous les bergers qui veillaient avec les troupeaux /5 en ces contrées. 70 En vérité, on ne sait pas encore précisément pourquoi apparurent les stigmates en saint

1. Tout le récit relatif à la triple offrande de François et à sa signification présente un grand nombre de points communs avec un texte écrit en 1282, l’Instrumentum de stigmatibus beati Francisci, Quaracchi, coll. « Analecta franciscana », n° 3, 1897, p. 641-645, même si, dans ce dernier, les pièces d’or figurent les trois Ordres fondés par François et non, comme ici, les trois vœux.

2. Cette annonce des stigmates insiste une fois de plus sur leur nouveauté et leur caractère inédit.

3. Le 14 septembre. Cette date approximative de la stigmatisation apparaît en 3S 69 et est reprise en LM 13 3.

4. Voir 1C 94, LC 11, VJS 61, LO 1, 3S 69, 3C 4, Lm 61 et LM 13 3. Le narrateur confesse ainsi qu’il n’a pas d’autre information sur ce point précis que ce qui se trouve déjà dans les légendes connues de François.

5. Voir Lc 2 8.


2774 François, mais, ainsi que lui-même le révéla aux compagnons, cela s’est manifesté comme un grand mystère pour le futur.

71 Cette histoire, frère Jacques de Massa /1 la tint de la bouche de frère Léon ; et frère Hugolin de Mont-Sainte-Marie /2 de la bouche de ce frère Jacques : et moi qui écris, je la tiens de la bouche de frère Hugolin, homme digne de loi et. bon /3. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE X COMMENT FRÈRE MASSÉE SONDA L’HUMILITÉ DE SAINT FRANÇOIS /4

1 Comme saint François demeurait dans le lieu de la Portioncule avec frère Massée, homme fort saint qui jouissait de la grâce de la parole de Dieu et d’un grand discernement — ce pour quoi il était fort chéri par le saint —, 2 et comme un jour saint François revenait de la forêt où il avait été prier et se tenait déjà à la sortie de la forêt, venant à sa rencontre, frère Massée, qui voulait éprouver combien il serait humble, dit à saint François : « Pourquoi toi ? Pourquoi toi ? Pourquoi toi ? » 3 Saint François répondit : « Qu’a dit frère Massée ? » — « Que tout le monde semble venir à ta suite et tous cherchent à te voir, t’entendre et t’obéir. Tu n’es pas bel homme, tu n’as pas une 2775 grande science ni une grande sagesse ; tu n’es pas noble. Alors d’où te vient que le monde entier vient à ta suite ? » 4 Entendant cela, le bienheureux François, tout égayé en esprit, le visage levé vers le ciel, demeura longtemps la pensée tournée vers Dieu ; revenant à lui, s’agenouillant, louant Dieu et lui rendant grâce, dans une grande ferveur de l’esprit il se tourna vers frère Massée et dit : 5 « Tu veux savoir pourquoi moi ? Tu veux savoir et bien savoir d’où me vient que le monde entier vient à ma suite ? Cela me vient des yeux très saints de Dieu, qui partout contemplent les bons et les méchants. 6 Car ses yeux bienheureux et très saints n’ont pas vu parmi les méchants de grand pécheur plus vil et plus insensé que moi ; 7 et c’est parce qu’il n’a pas vu sur terre de créature plus vile pour faire cette œuvre admirable qu’il a l’intention de faire qu’il m’a choisi, car Dieu choisit la folie du monde pour confondre les sages 8 et Dieu choisit les choses ignobles, méprisables et infirmes pour confondre les nobles, les puissants et les forts, en sorte que la sublimité de la vertu vienne de Dieu, non de la créature, 9 afin qu’en sa présence ne soit pas glorifiée toute chair, mais que celui qui se glorifie soit glorifié dans le Seigneur /1, afin qu’a Dieu seul soit l’honneur et la gloire dans l’éternité /2. »

10 Alors frère Massée fut stupéfait d’une réponse si humble proférée avec tant de ferveur et il connut vraiment que le saint père avait été établi dans la véritable humilité, véritable disciple humble du Christ. Amen.

1. Cité en Actus 16, 52, 55, 64 et 68, dont il est un des plus précieux informateurs. Probablement originaire de (ou résidant à) Massa Fermana, province d'Ascoli Piceno, Marche d'Ancône.

2. Cité comme rédacteur en Actus 55 18 et 58 21. Monte Santa Maria, à présent Montegiorgio, province d’Ascoli Piceno, Marche d’Ancône.

3. Ce chapitre n’est donc pas l’œuvre d’Hugolin de Mont-Sainte-Marie, mais de son continuateur.

4. Ce chapitre, traduit en Fio 10, est le seul à renseigner cet épisode et ouvre un petit cycle consacré à frère Massée, dont les sources franciscaines antérieures n’éclairent guère la figure.


1. 1 Co 1 27-29, 31.

2. 1 Tm 1 17.

CHAPITRE XI COMMENT SAINT FRANÇOIS COMPRIT LES ARCANES DU CŒUR DE FRÈRE MASSÉE /1

1 Une fois saint François était en chemin avec frère Massée, qu’il prenait très volontiers comme compagnon pour la grâce de sa parole, le discernement remarquable et l’assistance qu’il lui fournissait quand il était ravi en extase, en satisfaisant ceux qui accouraient et en cachant le saint afin qu’il ne fût pas gêné par eux. 2 Un jour qu’ils marchaient ensemble, frère Massée précédait saint François de quelques pas sur le chemin. 3 Mais quand ils furent parvenus à un carrefour où l’on pouvait gagner soit Sienne, soit Florence, soit Arezzo /2, frère Massée dit : « Père, quelle route devons-nous prendre ? » 4 Le saint répondit : « Nous prendrons la route que voudra le Seigneur. » Frère Massée répondit : « Et comment pourrons-nous savoir la volonté du Seigneur ? » 5 Le saint répondit : « Au signe que je montrerai par toi. Aussi par le mérite de la sainte obéissance, je te commande de tournoyer en rond dans ce carrefour comme font les enfants, à l’endroit où tes pieds se trouvent, et que tu ne cesses pas de tourner avant que je ne t’arrête. »

6 Lui, en vrai obéissant, tournoya sur place si longtemps qu’à cause du vertige qu’un tel tournoiement provoque dans la tête, il tomba à plusieurs reprises ; mais comme le saint ne l’arrêtait pas et qu’il voulait fidèlement obéir, il se releva et reprit cette ronde. 7 Tandis que frère Massée tournait avec vigueur, saint François

1. Traduit en Fio 11, ce chapitre se retrouve presque textuellement en C 24, « Vie de frère Massée de Marignane, homme très parfait », p. 116-117, et, comme le chapitre précédent et les suivants, est un ajout des Actes par rapport aux légendes hagiographiques antérieures.

2. Trois des principales cités de Toscane.


dit : « Arrête-toi net ! Ne bouge pas ! » Il se figea aussitôt. 8 Saint François dit : « Vers quel côté est tourné ton visage ? » Frère Massée répondit : « Vers Sienne. » Alors saint François dit : « C’est la route par laquelle Dieu veut que nous allions. » 9 Tandis qu’ils avançaient sur la route, frère Massée s’étonnait grandement de telles choses, c’est-à-dire qu’il l’ait fait tournoyer de manière aussi puérile, en particulier devant des laïcs qui passaient ; cependant par révérence, il n’osait dire quoi que ce soit au saint père. 10 Quand ils furent à proximité de Sienne et que le peuple de la cité eut appris l’arrivée du saint père, les gens vinrent à la rencontre du saint et les portèrent tant lui que son compagnon en les soulevant du sol, si bien que leurs pieds ne touchèrent pas terre jusqu’à l’évêché de Sienne.

11 À ce moment, certains Siennois combattaient les uns contre les autres, en sorte qu’il y avait déjà deux hommes morts. Le bienheureux François se leva et prêcha si divinement et si saintement aux combattants qu’il les ramena tous à la paix et à une grande concorde. 12 Pour cette œuvre si admirable et étonnante, l’évêque invita saint François et le reçut ce jour avec grande grâce et honneur /1. 13 Mais le matin du jour suivant, saint François, vraiment humble, qui dans ses œuvres ne recherchait rien d’autre que la gloire de Dieu, se leva très tôt avec son compagnon et, sans avoir salué l’évêque, il partit.

14 À cause de cela, frère Massée allait en murmurant à part lui en route et il disait : « Qu’est-ce donc qu’a fait ce bon homme ? Il m’a fait tournoyer comme un enfant et, à l’évêque qui l’a tant honoré, il n’a même pas dit une bonne parole ni n’a rendu grâce. » 15 Il lui semblait que tout cela avait été fort dépourvu de discernement. Mais rentrant enfin en son cœur par la volonté divine et se réprimandant très durement, il dit : « Frère Massée, tu es fort orgueilleux, toi qui méjuges les

1. Comme on ne peut situer précisément ce séjour de François à Sienne, il peut s’agir soit de l’évêque Bono (1189-1215), soit de son successeur Bonfiglio (1216-1252).


œuvres divines, et tu es digne de l’enfer, toi qui te rebelles contre Dieu avec ton orgueilleux discernement. 16 Car sur cette route ont été faites par frère François des œuvres si saintes que, si un ange de Dieu les avait faites, elles n’auraient pas été plus merveilleuses. 17 Aussi, s’il t’ordonnait de jeter des pierres, devrais-tu obéir. Car tout ce qu’il a accompli sur cette route /1 s’est déroulé selon un plan divin, ainsi qu’il apparaît dans l’issue parfaite qui a suivi. 18 Car s’il n’avait pas ramené à la paix les combattants, non seulement — comme cela avait commencé — le glaive aurait dévoré les corps de bien des hommes, mais pire, le gouffre infernal, par les soins du diable, aurait englouti les âmes de bien des hommes. 19 C’est pourquoi tu es très sot et orgueilleux, toi qui murmures sur ce qui est manifestement fruit de la volonté divine. »

20 Ces propos, frère Massée les disait en son cœur alors qu’il précédait de quelques pas saint François. Mais saint François, illuminé par l’Esprit divin pour qui tout ce qui est caché est à nu et ouvert, cria dans le dos de frère Massée 21 et, révélant les secrets de son cœur, il dit : « Tiens-t’en à ce que tu penses maintenant, car cela t’est bon et utile et t’a été inspiré par le Seigneur. 22 Quant à ton premier murmure, il était aveugle, mauvais et orgueilleux et t’avait été semé dans l’âme par le diable. » 23 Entendant cela avec stupeur, frère Massée saisit clairement que saint François connaissait les arcanes de son cœur et, de surcroît, il comprit avec certitude que l’esprit de sagesse divine dirigeait le saint père dans tous ses actes. A la louange de notre Seigneur et à la gloire de Jésus Christ. Amen.

1. Le texte latin (« omnia que in via ista patratus est ») n’est pas clair car « que » ne peut évidemment pas être le sujet de « patratus est », mais « patrari » n’est pas attesté comme cette manière en référence à Fio 11 « via ista patratus est ») n’est pas clair, car être le sujet de « patratus est », mais « patrari » n’est pas attesté comme déponent. Nous traduisons néanmoins de cette manière en référence à Fio 11 : « cià ch'egli ha fatto in questa via ».

CHAPITRE XII COMMENT FRÈRE MASSÉE FUT ÉPROUVÉ PAR SAINT FRANÇOIS

1 Le bienheureux François voulait humilier frère Massée afin que les multiples dons que lui avait donnés le Très-Haut puissent croître de vertu en vertu ; 2 alors que ce saint père était en un lieu solitaire avec ses premiers compagnons vraiment saints, parmi lesquels demeurait aussi frère Massée /2, saint François dit alors à tous ceux qui étaient assemblés : 3 « O frère Massée, tous tes compagnons ici présents ont la grâce de la contemplation et de la prière, mais toi tu as la grâce de la parole de Dieu /3 qui satisfait les gens. 4 C’est pourquoi je veux, pour que ceux-ci puissent vaquer à la contemplation et à la prière, que tu t’occupes de la porte, de l’aumône et de la cuisine /4. 5 Quand les autres frères mangeront, toi tu mangeras au dehors du seuil de la porte, en sorte qu’avant que des arrivants frappent à la porte, tu les satisfasses de quelques bonnes paroles sans que personne doive sortir sauf toi. Fais cela par le mérite de la salutaire obéissance. »

6 Aussitôt, après avoir incliné la tête et retiré sa capuche /5, il obéit humblement et, plusieurs jours durant, s’occupa de la porte, de l’aumône et de la cuisine. 7 Mais ses compagnons, en hommes illuminés par Dieu, commencèrent à sentir en leurs cœurs un grand combat, car frère Massée était homme de grande

1. Traduit en Fio 12 et parallèle en C 24, « Vie de frère Massée… », p. 115-116.

2. On croit comprendre ici que Massée ne faisait pas partie des compagnons au sens strict, soit les onze qui avaient rejoint François avant le voyage à Rome de 1209.

3. Voir Actus 10 1 et 11 1.

4. Le latin dit « que tu fasses la porte, l’aumône et la cuisine ».

5. Signe d’humilité et d’obéissance, plusieurs fois évoqué dans les Actes.


Perfection et de prière autant et plus qu’eux et, cependant, toute la charge du lieu lui était imposée. 8 Pour cette raison, ils demandèrent cordialement au saint père qu’il daignât répartir entre eux ces offices, car ils ne pourraient aucunement souffrir en conscience que ce frère eut à subir tant de charges. 9 Ils sentaient en outre qu’ils seraient malhabiles dans les prières et disippés dans leur conscience si frère Massée n’était pas relevé de ces charges.

10 Entendant cela, le bienheureux François acquiesça à leurs avis charitables et, appelant frère Massée. dit : « Frère Massée, tes compagnons ici présents veulent une part des offices que je l’ai imposés et c’est pourquoi je veux que ces offices soient partagés. » 11 Il répondit avec humilité et patience : « Père, quoi que vous m’imposiez, tout ou partie, j’estime que tout cela est fait par Dieu. » 12 Alors saint François, voyant leur charité et l’humilité de frère Massée, fit une admirable prédication sur la très sainte humilité en les exhortant « à être d’autant plus humbles que le Très-Haut nous a conféré de plus grands dons, car sans humilité aucune vertu n’est acceptable devant Dieu ». 13 Et cela dit, il répartit avec charité les offices et les bénit tous avec la joie du Saint-Esprit. A la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XV COMMENT SAINT FRANÇOIS ET SES COMPAGNONS FURENT RAVIS EN MÊME TEMPS QUE SAINTE CLAIRE AU LIEU DE LA PORTIONCULE /1

1 Quand François, serviteur du Dieu très haut, était à Assise, alors que la bienheureuse épouse du Christ, Claire, était encore en vie, comme il la visitait fréquemment de ses exhortations sacrées /2 elle demanda à plusieurs reprises au bienheureux François de lui faire cette consolation qu’ils mangent une fois ensemble. 2 Mais le bienheureux François refusait toujours de le faire. Aussi arriva-t-il que les compagnons du saint père, appréciant le désir de sainte Claire, dirent au bienheureux François : 3 « Père, il nous semble que cette rigueur n’est pas selon la charité divine, de ne pas exaucer la bienheureuse Claire, vierge si sacrée et chérie de Dieu ; 4 d’autant que c’est à ta prédication qu’elle a renoncé aux pompes du siècle /3. À cause de quoi elle n’aurait même pas pu prendre une fois un repas avec toi ? Mais si elle t’avait demandé avec une si grande insistance une plus grande grâce, tu aurais dû le faire pour ta petite plante ! » 5 Le bienheureux François répondit : « Vous semble-t-il que je doive l’exaucer sur ce désir ? » Les compagnons lui

1. Fio 15. Première mention de Claire d’Assise dans les Actes, qui l’assimilent ainsi aux compagnons de François sur lesquels ils prétendent livrer de nouveaux témoignages ; voir aussi Actus 16, 21, 41, 42 et 68. Pour l’historicité de l’épisode raconté et plus particulièrement l’évolution de la présentation et de la perception du personnage de Claire dans les sources franciscaines, voir J. DALARUN, François d’Assise, un passage. Femmes et féminité dans les écrits et les légendes franciscaines, Arles, 1997, p. 240-246.

2. Cette affirmation va au rebours de 2C 207 où il est dit que ce n’est qu’à la suite des prières répétées d’Elie que François se résolut à visiter les sœurs.

3. Le dimanche des Rameaux 1212.


dirent : « Oui, père, car elle est digne /1 que tu accomplisses pour elle cette consolation. » 6 Saint François répondit : « Puisque cela vous plaît, ce me semble bon aussi, mais pour qu’elle soit plus pleinement consolée, je veux que cela ait lieu à Sainte-Marie-des-Anges. 7 Car elle est longtemps demeurée recluse à Saint-Damien /2 : elle trouvera donc quelque joie à revoir le lieu de Sainte-Marie, où elle fut tonsurée et devint l’épouse du Seigneur Jésus Christ ; nous y mangerons ensemble au nom du Seigneur. »

8 On fixa donc le jour où elle sortirait avec une compagne et, escortée des compagnons du saint père, Claire bénie vint à Sainte-Marie-des-Anges. 9 Quand ils eurent adoré avec révérence et humilité la très bienheureuse mère de Dieu et parcouru par dévotion le lieu de part en part, ce fut l’heure de manger : l’humble et divin François fit préparer la table à même la terre, comme il en avait souvent coutume ; 10 il s’assit ainsi que la très bienheureuse Claire et un des compagnons de saint François avec la compagne de sainte Claire ; et tous les autres compagnons prirent place à cette humble table. 11 Pour le premier plat, saint François commença à parler de Dieu si suavement et saintement, si noblement et divinement que saint François lui-même, sainte Claire, sa compagne et tous les autres qui étaient à cette pauvre petite table furent ravis par la si grande abondance de grâce du Très-Haut qui leur survint.

12 Alors qu’ils étaient assis ainsi ravis, les yeux et les mains tournés vers le ciel, il semblait aux hommes d’Assise, de Bettona /3 et de partout dans la contrée, que Sainte-Marie-des-Anges, tout le lieu et la forêt qui jouxtait alors le lieu, tout brûlait et qu’un grand feu couvrait tout cela, c’est-à-dire l’église, le lieu et la forêt. 13 C’est pourquoi les Assisiates, afin

1. Voir Lc 7 4.

2. Depuis août 1212, quand François a installé la communauté naissante de ce qui allait devenir les Pauvres Dames à Saint-Damien.

3. Bettona, province de Pérouse, Ombrie, à 12 km au sud-ouest d’Assise.


2790 de porter secours au lieu, accoururent en grande hâte, croyant fermement que tout était embrasé par le feu. Mais quand iIs arrivèrent sur le lieu, ils virent que tout était parfaitement indemne et intact. 14 Entrant dans la maison, ils trouvèrent le bienheureux François avec la bienheureuse Claire et tous les compagnons évoqués plus haut ravis dans le Seigneur et, autour de la table très humble, tous assis revêtus de la puissance d’en haut /1. 15 Ils surent alors avec certitude que c’était le feu divin qui, en raison de la dévotion d’hommes et de femmes si saints, enflammait ce lieu des consolations abondantes de l’amour divin. Aussi repartirent-ils fort édifiés et consolés.

16 Le bienheureux François, la bienheureuse Claire et les autres, restaurés par une si abondante consolation divine, ne se soucièrent que peu ou à peine d’autre nourriture. 17 Alors, après avoir pris une nourriture si bénie, la bienheureuse Claire retourna à Saint-Damien. Aussi, en la voyant, les sœurs se réjouirent-elles fort, car elles avaient craint que saint François ne veuille l’envoyer gouverner un autre monastère, 18 comme il avait envoyé sainte Agnès, sa sœur, comme abbesse à Florence /2 ; car à cette époque saint François envoyait pour diriger des monastères extérieurs et une fois il dit à sainte Claire : « Prépare-toi, s’il le faut, à aller où je t’enverrai. » 19 Et elle, en fille d’obéissance, disait : « Je suis prête, père, à obéir, où que tu m’envoies. » C’est pourquoi les sœurs se réjouirent quand elles la retrouvèrent et la bienheureuse Claire resta dès lors fort consolée. À la louange de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

1. Lc 24 49.

2. Agnès, la sœur cadette de Claire, la rejoignit rapidement puis devint la première abbesse du monastère de Monticelli près de Florence.

CHAPITRE XVI COMMENT DIEU RÉVÉLA À SAINTE CLAIRE ET À FRÈRE SYLVESTRE QUE SAINT FRANÇOIS DEVAIT PRÊCHER /1

1 À l’époque où, au commencement de sa conversion, saint François avait déjà réuni plusieurs compagnons, il dut affronter un grand doute : devait-il s’employer à une prière continuelle ou se livrer parfois à la prédication ? 2 Il désirait fort savoir ce qui plairait le plus au Seigneur Jésus Christ. La sainte humilité n’autorisait pas saint François à présumer de lui-même, c’est pourquoi il se tourna vers le refuge que constituaient les autres : grâce à leurs prières, il découvrirait le bon plaisir divin. 3 Aussi appela-t-il frère Massée /2 et lui dit-il : « Très cher, va auprès de Claire et dis-lui de ma part qu’elle supplie Dieu avec une de ses compagnes spirituelles pour qu’il m’indique si je dois parfois prêcher ou m’employer à une prière continuelle. 4 Va aussi auprès de frère Sylvestre, qui demeure au mont Subasio /3, et dis-lui la même chose. » Ce fut ce seigneur Sylvestre qui vit sortir de la bouche de saint François une croix d’or touchant les

1. Chapitre traduit en Fio 16 et qui semble s’inspirer, quoique très librement, de LM 12 1-4 dont des réminiscences lexicales apparaissent tout au long d’Actus 16. Ce chapitre suit l’organisation générale des premiers paragraphes de LM 12, en exposant d’abord (Actus 16 1-13) comment François résolut de renoncer à la vie contemplative pour s’adonner à la prédication conformément à la volonté divine, puis en enchaînant sur la prédication aux oiseaux (Actus 16 14-29), qui semble toutefois davantage se référer à 1C 58-59 qu’à LM 12 3-4. À l’intérieur de ce cadre emprunté aux sources antérieures, l’auteur modifie les détails. Enfin, les ultimes paragraphes livrent une exégèse de l’épisode qui appartient au seul auteur.

2. En LM 12 2, François envoie auprès de Sylvestre et de Claire deux frères dont les noms ne sont pas mentionnés et les engage à d’abord se rendre auprès de Sylvestre, puis auprès de Claire. On notera que Massée joue encore le rôle de messager en Actus 33 (cette fois entre François et Rufin).

3. Allusion au séjour de frère Sylvestre à l’ermitage des Carceri.



2792 cieux en hauteur et en largeur les confins du monde /1. Il était d’une si grande dévotion et grâce que tout ce qu’il demandait était aussitôt exaucé par Dieu. 5 L’Esprit saint l’avait aussi rendu singulièrement digne de la conversation divine ; pour cela, saint François l’avait en grande dévotion et avait grande foi en lui. Ce frère Sylvestre demeurait seul dans le lieu évoqué plus haut.

6 Ainsi que cela lui avait été ordonné par saint François, frère Massée assigna la mission susdite d’abord à la bienheureuse Claire, ensuite à frère Sylvestre. 7 Frère Sylvestre alla aussitôt prier et, alors qu’il priait, il eut aussitôt la réponse divine. 8 Il sortit aussitôt vers frère Massée, disant : « Dieu dit cela : “Dis à frère François que je ne l’ai pas appelé pour lui seul, mais pour qu’il fasse fructifier les âmes et qu’il en soit gagné beaucoup par lui”. » 9 Après quoi frère Massée revint auprès de sainte Claire pour savoir ce qu’elle avait obtenu du Seigneur. Elle répondit que tant elle que sa compagne avaient eu du Seigneur une réponse semblable en tout point à la réponse de frère Sylvestre. 10 Frère Massée revint donc auprès de saint François. Le recevant dans la charité en lui lavant les pieds et en lui préparant à manger, le saint, une fois le repas terminé, appela frère Massée dans la forêt et, tête nue et mains croisées /2, il s’agenouilla, l’interrogea, disant : « Qu’ordonne notre Seigneur Jésus Christ que je fasse ? » Frère Massée répondit que, tant pour frère Sylvestre que pour sœur Claire et sa compagne, il y avait une réponse unique du Christ béni : 12 « Il veut que tu ailles prêcher, car il ne t’a pas appelé pour toi seul, mais aussi pour le salut des autres. » 13 La main du Seigneur vint alors sur /3 saint François et, se levant dans la

1. Voir Actus 1 42. La référence est également présente en LM 12 2 pour évoquer Sylvestre.

2. L’expression latine « manibus cancellatis » est ambiguë : on ne sait s’il faut comprendre que François croise les bras sur la poitrine ou s’il joint les mains en croisant les doigts.

3. Voir Ez 1 3.


ferveur de l’esprit, tout enflammé de la vertu du Très-Haut, il dit : « Allons, au nom du Seigneur ! »

14 Il prit avec lui comme compagnons frère Massée et frère Ange, de saints hommes ; alors qu’il allait comme l’éclair dans l’élan de l’esprit sans prêter garde à la route ou au sentier, ils parvinrent à un bourg fortifié qui s’appelle Cannara /1 ; 15 là, il prêcha avec une si grande ferveur — et avec le miracle des hirondelles qui se turent à son ordre /2 — que tous ceux de Cannara, hommes et femmes, voulaient abandonner le bourg pour aller à sa suite. 16 Mais saint François leur dit : « Ne vous hâtez pas ! Je vous ordonnerai ce que vous devez faire pour votre salut. » Dès lors, il songea à faire le tiers Ordre, pour pourvoir universellement au salut de tous /3.

17 Les laissant fort consolés et disposés à la pénitence, il se retira de là et vint entre Cannara et Bevagna /4. 18 Traversant ce territoire dans cette même ferveur avec les mêmes compagnons, il vit le long de la route des arbres sur lesquels demeurait une si grande multitude d’oiseaux divers que jamais on ne vit semblable multitude en ces contrées. Dans le champ voisin de ces arbres, il y avait aussi une très grande multitude d’oiseaux divers. 19 Apercevant et admirant cette multitude, saint François, sous l’action de l’Esprit de Dieu, dit aux compagnons : « Tandis que, vous, vous m’attendrez ici sur la route, j’irai et je prêcherai à mes frères les petits oiseaux /5. » Et il entra dans le champ près des oiseaux qui se trouvaient à terre. 20 Dès qu’il commença à prêcher, tous les oiseaux se trouvant dans les

1. Cannara, province de Pérouse, Ombrie, à une dizaine de kilomètres au sud-ouest d’Assise.

2. Thomas de Celano et Bonaventure situent ce miracle des hirondelles à Alviano, près d’Amelia ; voir 1C 59, 3C 20-21 et LM 12 4.

3. Si François ne fut pas stricto sensu le fondateur du tiers Ordre, il est néanmoins certain qu’il réfléchit à la vie pénitentielle des laïcs.

4. Bevagna, province de Pérouse, Ombrie.

5. En latin, l’oiseau (« avis ») est un terme féminin, aussi François s’adresse-t-il à « ses sœurs ».

2794 arbres descendirent auprès de lui et, avec ceux du champ, tous ensemble restèrent immobiles, alors pourtant que saint François allait au milieu d’eux et que sa tunique on touchait plusieurs. 21 Absolument aucun d’entre eux ne bougeait, comme le raconta frère Jacques de Massa, saint homme qui tint tout ce qui vient d’être dit de la bouche de frère Massée. qui était compagnon du saint père dans ce miracle /1. 22 Saint François dit aux oiseaux « Vous êtes tenus à beaucoup envers Dieu, oiseaux mes frères /2, et vous devez toujours et partout le louer pour la liberté de voler partout que vous avez, pour votre vêtement double et triple, pour votre habit coloré et orné, 23 pour la nourriture préparée sans votre travail, pour le chant que vous a octroyé le Créateur, pour votre nombre qui s’est multiplié par la bénédiction de Dieu, pour votre semence préservée par Dieu dans l’arche de Noé /3, pour l’élément de l’air qui vous a été confié. 24 Vous ne semez pas, vous ne moissonnez pas et Dieu vous nourrit /4 ; il vous donne les fleuves et les sources pour boisson, les montagnes et les collines, les pierres et les rochers pour abri, les hauts arbres pour nid et, comme vous ne savez ni filer ni tisser, il vous offre tant à vous qu’à vos enfants le vêtement nécessaire. 25 Le Créateur vous aime donc beaucoup, qui vous a conféré tant de bienfaits. C’est pourquoi prenez garde, vous mes petits oiseaux, de n’être pas ingrats, mais de toujours avoir soin de louer Dieu. » 26 A ces paroles du très saint père, tous les oiseaux commencèrent à ouvrir le bec, déployer les ailes, tendre le cou, incliner la tête avec révérence jusqu’à terre et montrer par leurs chants et mouvements que les paroles qu’avait dites le saint père leur plaisaient à tous égards. 27 Pareillement le saint père, à cette vue, exultait merveilleusement en esprit et s’émerveillait de la si grande multitude d’oiseaux et de leur très belle variété, de leur affection et de leur

1. On retrouve une référence à la transmission des témoignages oraux identique à celle d’Actus 9 71.

2. « Fratres mei volucres » : 1C 58 et 3C 20.

3. Voir Gn 7 14.

4. Voir Lc 12 24 ; Mt 6 26.


2795 harmonieuse familiarité ; 28 c’est pourquoi il louait merveilleusement en eux le Créateur et les invitait doucement à la louange du Christ.

29 Une fois terminées la prédication et l’exhortation à la louange de Dieu, il fit à tous ces oiseaux le signe de la croix et, leur donnant congé, il les invita avec insistance à la louange de Dieu. 30 Alors tous les oiseaux s’élevèrent ensemble en altitude et firent ensemble en l’air un grand et merveilleux chant ; le chant terminé, suivant la croix faite par le saint père, ils se répartirent en formant une croix et partirent en quatre directions. 31 En s’élevant en hauteur avec un chant merveilleux, chaque groupe se dirigea vers une des quatre parties du monde : un vers l’orient, un vers l’occident, le troisième vers le midi et le quatrième vers le nord, 32 montrant que, comme il leur avait été prêché par le très saint et futur porte-enseigne /1 de la sainte Croix, ainsi se répartissaient-ils en forme de croix. En chantant, ils volaient en formant une croix dans les quatre parties du monde, 33 témoignant que la prédication de la croix, renouvelée par le très saint père, devait être portée dans le monde entier par ses frères : ceux-ci, ne possédant rien en propre sur terre à la manière des oiseaux, se confient à la providence de Dieu seul /2. 34 C’est pourquoi ils sont appelés aigles par le Christ, quand il a dit : En quelque lieu que sera le corps, là aussi s’assembleront les aigles /3. Ces saints qui espèrent dans le Seigneur déploient leurs ailes comme les aigles, ils voleront

1. Voir LO m1, m5, m32, 3C 149 et 173 pour l’évocation de François en « Christi signifer ». Le terme « signifer », qui désigne souvent le héraut, celui qui porte les enseignes de son seigneur, n’est pas anodin et est ici à entendre littéralement, car l’impression des stigmates fait de François celui qui porte (— fer) les mêmes signes que le Christ (signi —).

2. Le latin donne en effet « solius Dei providentia » ; mais Fio 16 traduit « alla sola provvidenza di Dio » (« à la seule providence de Dieu »).

3. Mt 24 28. Dans l’exégèse traditionnelle, le corps est le Christ, la nourriture des bienheureux ; les aigles sont tous les bienheureux qui voient Dieu, comme les aigles voient le soleil.


2796 vers le Seigneur et ne défailliront pas 1 dans l’éternité. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.

CHAPITRE XVII COMMENT SAINT FRANÇOIS ABHORRAIT LE NOM DE « MAÎTRE » /2

1 L’humble imitateur du Christ, François, sachant que le nom de « maître » convenait au seul Christ par qui toutes œuvres ont été faites /3, disait qu’il voudrait volontiers savoir les faire toutes, mais qu’il ne voudrait ni être maître ni être distingué par le nom de « maître » ; 2 mais qu’avec un tel nom, il lui semblerait agir contre la parole du Christ qui, dans l’Évangile, interdit que quiconque soit appelé « maître » /4, 3 car il est mieux d’être humble à cause de sa pauvre petite science que, si c’était possible, de faire des merveilles et de présumer de soi à l’encontre des humbles enseignements du glorieux maître. 4 Car le nom de « maître » ne convient à personne, si ce n’est au Christ béni dont les œuvres sont parfaites. 5 C’est pourquoi il commanda que personne sur terre n’eût la présomption d’être appelé « maître », car l’unique, seul et vrai maître sans défaut est aux cieux : le Christ béni, qui est Dieu et homme, lumière et vie, fondateur du monde, digne de louanges et glorieux dans les siècles. Amen.

1. Voir Is 40 31.

2. Ce chapitre, qui n’est pas repris en Fio, semble développer une parenthèse explicative de CA 100 et SP 122, où il est toutefois précisé que François se refusait aussi à être appelé « père ».

3. Voir Jn 1 3 ; 1 Co 8 6.

4. Mt 23 10 ; cité en 1Rg 22 37.

CHAPITRE XVIII COMMENT LA MORT DE SAINT FRANÇOIS FUT RÉVÉLÉE À DAME JACQUELINE DE SEITESOLI ET COMMENT FUT RÉVÉLÉE À SAINT FRANÇOIS LUI-MÊME L’ASSURANCE DU SALUT ÉTERNEL /1

1 Quand, quelques jours avant sa mort, le bienheureux François gisait malade dans le palais de l’évêque d’Assise /2, avec quelques-uns de ses compagnons il chantait fréquemment avec dévotion les louanges de Dieu /3 ; et si lui-même ne pouvait chanter à cause de la maladie, il imposait souvent aux compagnons de le faire. 2 Les Assisiates, pour leur part, craignant qu’un si cher trésor ne vînt à être possédé hors d’Assise, faisaient attentivement garder ce palais jour et nuit par de nombreux hommes en armes /4. 3 Comme cela faisait plusieurs

1. Comme le précédent, ce chapitre n’a pas été retenu par Fio, mais, à sa différence, il trouve un parallèle italien en CSti 4 r. À travers l’évocation des derniers jours du saint, il semble surtout insister sur les révélations divines à valeur prophétique dont François et ses proches compagnons sont les dépositaires et qui justifient leurs faits et gestes. Il s’articule autour de trois épisodes traités de manière distincte dans les sources antérieures : Actus 18 1-9 s’inspirent largement de CA 99 et SP 121, mais, tout en conservant le cadre du palais de l’évêque d’Assise et de la conversation entre Élie et François à propos de l’attitude de ce dernier face à la mort, ils s’en démarquent nettement ; ainsi effacent-ils, peut-être sciemment, le nom d’Élie, aussi bien comme interlocuteur de François que comme bénéficiaire de la vision divine qui guide son attitude, et s’emploient-ils à souligner que le comportement de François n’est que la réalisation de révélations antérieures ; Actus 18 10-13 offrent une nouvelle version de la bénédiction d’Assise, plus brève que celle qui est rapportée par CA 5 et SP 124 et, surtout, exclusivement prophétique ; Actus 18 14-31 sont la récriture de l’ultime entrevue entre Jacqueline de « Settesoli et François, survenue dans les conditions miraculeuses déjà évoquées par CA 8, 3C 37-38 et SP 112.

2. Le palais épiscopal flanquait l’ancienne cathédrale Sainte-Marie-Majeure.

3. D’après CA 7, il s’agirait de CSo1.

4. François, relique en puissance, pourrait être volé aux Assisiates par les habitants d’une cité voisine.


2798 jours que le saint homme gisait là dans la maladie, un des compagnons lui dit /1 : « Père, tu sais que les gens de cette cité ont en toi une grande foi et te considèrent comme un saint homme ; c’est pourquoi ils peuvent penser que, si la sainteté était en toi comme tout le monde le dit, tu devrais penser à la mort, puisque tu es si gravement malade, et pleurer plutôt que chanter. 4 Car ce chant de louanges que nous faisons ici, beaucoup l’entendent, puisque ce palais est gardé pour toi par une grande multitude d’hommes en armes, si bien qu’ils pourraient avoir un mauvais exemple. 5 Je crois donc que nous ferions bien d’en partir et de tous rentrer à Sainte-Marie-des-Anges, car nous ne sommes pas bien ici parmi les séculiers /2. » 6 Saint François répondit en lui disant ceci : « Très cher, tu sais qu’il y a déjà deux ans, lorsque nous étions à Foligno /3, le Seigneur t’a révélé le terme de ma vie /4. 7 Il m’a aussi révélé que dans quelques jours, c’est-à-dire pendant cette maladie, ce terme trouverait sa fin ; et au cours de cette révélation, Dieu m’a assuré de la rémission de tous mes péchés et de la béatitude du paradis /5. 8 Jusqu’à cette révélation, j’ai pleuré sur ma mort et sur mes péchés, mais, depuis qu’elle m’a été faite, je suis rempli d’une si grande joie que je ne puis plus pleurer, mais je demeure toujours dans le bonheur. 9 C’est pourquoi je chante et je chanterai pour Dieu qui m’a octroyé les bontés /6 de la grâce et m’a assuré des bontés de la gloire du paradis. Certes, je consens bien à partir de ce lieu, mais, vous, soyez prêts à me transporter, car, moi, à cause de la maladie je ne peux pas marcher. »

1. CA 99 et SP 121 précisent que ce compagnon est frère Élie. La suppression de son nom s’explique vraisemblablement par la suite qui présente cet honni des Spirituels en bénéficiaire de la vision dont François fait partiellement dépendre son attitude.

2. La suggestion de quitter le palais épiscopal n’est pas présente dans les sources antérieures, qui affirment toutes qu’il s’agit d’une initiative personnelle de François ; voir 1C 108, CA 5 et SP 124.

3. Foligno, province de Pérouse, Ombrie.

4. Voir également 2C 109.

5. Voir Actus 21, pour la révélation du salut éternel.

6. Ps 12 (13) 6.


2799 10 Les frères susdits le transportèrent donc dans leurs bras /1 et, avec une grande suite, ils se dirigeaient vers Sainte-Marie-des-Anges. 11 Comme ils étaient parvenus à l’hôpital qui est sur le chemin /2, saint François demanda s’il y était déjà, car, comme ses yeux s’étaient voilés à cause de la pénitence et des larmes passées, il ne pouvait voir correctement. 12 Ayant donc appris qu’il était à l’hôpital, il se fit poser à terre et dit /3 : « Tournez-moi vers Assise. » 13 Et se tenant sur la route, le visage tourné vers la cité, il la bénit de nombreuses bénédictions, disant : « Bénie sois-tu par le Seigneur, car par toi de nombreuses âmes seront sauvées, en toi habiteront de nombreux serviteurs du Très-Haut et par toi beaucoup seront élus pour le Royaume éternel. » Cela dit, il se fit porter comme avant.

14 Quand ils furent parvenus à Sainte-Marie-des-Anges et qu’il eut été déposé à l’infirmerie, il appela un des compagnons et lui dit : « Très cher, le Seigneur m’a révélé que c’est au cours de cette maladie, tel jour, que je mourrai ; et tu sais que, si dame Jacqueline de “Settesoli, bien chère dévote de notre Ordre, savait ma mort et qu’elle n’y assistât pas, elle en serait attristée de façon vraiment inconsolable. 15 Afin donc qu’elle ne soit pas troublée, signifions-lui que, si elle veut me voir vivant, elle vienne aussitôt à Assise. » Il répondit : « Tu parles bien, père, car, sachant la grande dévotion qu’elle a pour toi, il serait fort injuste qu’elle n’assistât pas à ta mort. » 16 Le bienheureux François dit alors : « Apporte-moi une feuille et une plume et écris-lui comme je te dirai. » Et il commença à écrire :

« À dame Jacqueline, servante du Très-Haut, frère François, petit pauvre du Christ, salut et compagnie de l’Esprit saint dans le Seigneur Jésus Christ. 17 Sache, très chère, que le Christ béni m’a, par sa grâce, révélé que le terme de ma vie est proche. C’est

1. Les légendes précédentes, dont s’inspire le passage, indiquent que François fut porté sur une civière parce qu’il n’était pas en mesure de chevaucher ; voir CA 5 et SP 124.

2. La léproserie tenue par les Croisiers, à mi-chemin entre Assise et Portioncule.

3. CA 5 et SP 124 rapportent que François fit poser la civière à terre et se redressa pour bénir Assise.


2800 pourquoi, si tu veux me trouver vivant, après avoir vu cette lettre, viens en hâte à Sainte-Marie-des-Anges. 18 Car si tu n’es pas venue avant tel jour, tu ne pourras me trouver vivant. Apporte avec toi une pièce de cilice /1 dans lequel tu envelopperas mon corps et de la cire pour la sépulture. 19 Je te prie aussi de m’apporter de ces choses à manger que tu avais coutume de me donner quand j’étais malade à Rome /2. »

20 Tandis qu’on écrivait cela, il fut montré à saint François, dans l’Esprit saint, que dame Jacqueline venait à lui et qu’emmenant avec elle toutes les choses susdites, elle les apportait. 21 Aussi dit-il aussitôt à celui qui écrivait : « N’écris plus, car ce n’est pas nécessaire, et repose cette lettre. » Tous se demandèrent pourquoi il ne permettait pas qu’on finisse la lettre. 22 Et voici qu’après un très court intervalle de temps, dame Jacqueline sonna à la porte ; comme le portier y était allé, il trouva ladite dame Jacqueline, très noble Romaine qui, avec ses deux fils sénateurs /3 et une très grande suite de chevaliers, venait à saint François. 23 Elle apportait avec elle tout ce que saint François écrivait dans la lettre. Dieu avait en effet révélé à cette dame Jacqueline, alors qu’elle priait à Rome, tant la mort prochaine de saint François que les objets qu’il réclamait dans la lettre. 24 Elle apporta en outre une si grande quantité de cire qu’elle en fournit très abondamment à tous non seulement pour l’enterrement, mais aussi pour les messes et pour placer sur le corps du saint pendant de nombreux jours.

25 Quand cette dame entra auprès de saint François encore vivant, de se voir l’un l’autre ils éprouvèrent une très grande

1. « Pannum cilicinum » : il faut comprendre que le linceul demandé par François est en poils de chèvre. Les sources antérieures précisent qu’il fait demander à Jacqueline un drap comme ceux que font les Cisterciens (CA 8), c’est-à-dire gris « couleur de cendres » (SP 112).

2. Sur ces douceurs, voir aussi CA 8, 12 et SP 107, 112 qui précisent qu’il s’agit de gâteaux aux amandes, au miel et au sucre (« mostaccioli ») ; sans doute est-ce l’origine de la frangipane, en référence à la famille des Frangi-pani.

3. En 3C 39, Thomas de Celano se réclame du témoignage de Jean Frangipane, fils aîné de Jacqueline, proconsul de Rome et comte du sacré palais.


2801 consolation. 26 Tombant à ces pieds marqués au fer des signes divins, elle y reçut si grande consolation, grâce et abondance de larmes 27 que, comme Madeleine lava les pieds du Seigneur de ses larmes, elle aussi, en les étreignant avec une grande piété et en y redoublant de baisers, pressait partout ses lèvres fidèles comme sur les pieds d’un autre Christ /1 si bien que les frères ne purent l’arracher aux pieds du saint. 28 Cependant, finalement conduite à l’écart et interrogée sur la manière dont elle était ainsi venue à point nommé, elle répondit qu’alors qu’elle priait la nuit à Rome, elle entendit une voix du ciel qui disait : « Si tu veux trouver saint François vivant, va aussitôt et sans retard à Assise 29 et apporte avec toi ce que tu avais l’habitude de lui donner quand il était malade et aussi ce qui sera nécessaire à sa sépulture. »

30 Dame Jacqueline resta jusqu’à ce que saint François fût parti et elle rendit merveilleusement honneur à son corps. Peu de temps après, par dévotion pour le saint, elle vint à Assise 31 et, finissant là ses jours dans la sainte pénitence et une vie vertueuse, elle se fit ensevelir auprès de l’église Saint-François /2. Amen.

1. Voir Lc 7 44-45 ; Actus 6 1.

2. L’église Saint-François désigne la basilique inférieure d’Assise, comme en Actus 42. Jacqueline, qui mourut en 1239, y fut enterrée à côté de saint François. Ses restes furent transférés en 1932 dans la crypte du saint, où ils reposent aujourd’hui dans une urne protégée par une grille de fer. On notera que, d’après CSti 4, elle aurait voulu être enterrée à Sainte-Marie-des-Anges et l’aurait été.

CHAPITRE XXIII LE LOUP RÉDUIT PAR SAINT FRANÇOIS À UNE GRANDE DOUCEUR

1 Il advint quelque chose d’admirable et digne de célèbre mémoire dans la cité de Gubbio /2, alors que notre saint père François était encore en vie. Il y avait, en effet, dans le territoire de la cité de Gubbio un loup terrible par sa grande taille et rendu très féroce par une faim enragée : 2 non seulement il massacrait les animaux, mais il dévorait aussi hommes et femmes, en sorte qu’il tenait tous les habitants de la cité en un si grand désastre et une telle terreur que tous allaient protégés et armés quand ils sortaient sur le territoire /3, comme s’ils devaient partir pour de funestes guerres. 3 Bien qu’armés, ceux qui par malheur croisaient son chemin ne pouvaient échapper aux dents mortelles de ce loup et à sa rage cruelle. Si grande était donc la terreur qui les envahit tous que presque personne n’osait franchir la porte de la cité pour sortir.

1. Reprise en Fio 2 qui l’ont rendue célèbre l’histoire du loup de Gubbio, n’est pas attestée dans les légendes antérieures. Mais au moins deux sermons du XIIIe siècle y font référence : on notera en particulier un sermon consacré à la charité de François (Sarnano, Biblioteca comunale, E 70) qui fait allusion à cet épisode ainsi qu’à celui des tourterelles de Sienne raconté en Actus 24 ; voir aussi N. BÉRIOU, « La reportation des sermons parisiens à la fin du xiiie siècle », dans Dal pulpito alla navata. La predicazione medievale nella sua recezione da parte degli ascoltatori (secc. xiii-xiv), Florence, coll. « Annuario del Dipartimento di studi sur Medioevo e il Rinascimentorécit dell'Università di Firenze », n° 3, 1989, p. 91-92 (TM 36). Le d’Actus 23 se nourrit de surcroît de l’histoire des loups de Greccio (CA 74 et 2C 35-36), ainsi que d’une anecdote contée dans la Passion de saint Vere-condo (TM 25) et apparaît donc comme la fusion et la recomposition de traditions diverses.

2. Gubbio, province de Pérouse, Ombrie.

3. Le contado, hors les murs de la cité.


2816 4 Dieu voulut faire connaître la sainteté du bienheureux François aux habitants de cette cité : comme saint François demeurait à cet endroit, compatissant à leur égard, il se disposa à sortir à la rencontre de ce loup. 5 Les citoyens, sachant cela, lui disaient : « Frère François, attention à ne pas franchir les portes, car le loup, qui a déjà dévoré beaucoup d’hommes, te tuera à coup sûr ! » Mais saint François, espérant dans le Seigneur Jésus Christ qui commande en maître aux esprits de toute chair, sans se protéger d’un bouclier ou d’un casque, 6 mais se fortifiant du signe de la sainte Croix /1, franchit la porte avec un compagnon, jetant toute sa confiance dans le Seigneur qui fait que, sans aucune blessure, celui qui croit en lui marche sur le basilic et l’aspic et foule aux pieds non seulement le loup, mais aussi le lion et le dragon /2. 7 C’est ainsi que le très fidèle chevalier du Christ, François, sans être ceint d’une cuirasse ou d’un glaive, sans porter d’arc ou d’armes de guerre, mais muni de l’écu de la très sainte foi et du signe de la croix, commença avec constance à s’engager sur ce chemin incertain pour les autres. Alors que beaucoup observaient depuis les lieux où ils étaient montés pour regarder, voici que le terrible loup se jeta en courant sur saint François, la gueule grande ouverte. 8 Saint François lui opposa le signe de la croix et, grâce à la puissance divine, retint le loup loin à la fois de lui-même et de son compagnon, arrêta sa course et ferma sa gueule cruellement ouverte. 9 Finalement, l’appelant, il dit « Viens là, frère Loup ! De la part du Christ, je t’ordonne de ne nuire ni à moi ni à un autre. » 10 C’est merveilleux à dire : sitôt fait le signe de la croix, il ferma sa terrible gueule. Sitôt l’ordre donné, de loup qu’il était, devenu désormais agneau, il se coucha aussitôt la tête inclinée aux pieds du saint. 11 Alors qu’il gisait ainsi, saint François lui dit : « Frère Loup, tu fais beaucoup de dommages dans ces contrées et tu as perpétré d’horribles méfaits en massacrant sans miséricorde des créatures de Dieu. 12 Car non seulement tu en

1. Voir SULPICE SÉVÈRE, Vie de saint Martin, 4-5, éd. J. Fontaine, vol. 1, Paris, coll. “Sources chrétiennes”, n° 133, 1967, p. 260-261.

2. Ps 90 (91) 13.


2817 massacres qui sont dénuées de raison, mais — audace plus détestable — tu occis et dévores des hommes faits à l’image de Dieu /1. Tu es donc digne d’être puni d’une horrible mort comme un brigand et un assassin des pires ; c’est pour cette raison que tous crient et murmurent à juste titre contre toi et que toute la cité t’est hostile. 13 Mais, frère Loup, moi je veux faire la paix entre toi et eux, en sorte qu’eux ne soient plus jamais lésés par toi et que, te remettant toute offense passée, ni les chiens ni les hommes ne te poursuivent plus. »

14 Le loup, par des mouvements du corps, de la queue et des oreilles ainsi que par l’inclinaison de la tête, montrait qu’il acceptait entièrement ce que disait le saint. 15 Saint François dit encore : « Frère Loup, puisqu’il te plaît de faire cette paix, je te promets que je te ferai donner des vivres en permanence par les hommes de cette cité aussi longtemps que tu vivras, 16 en sorte que jamais plus tu ne souffriras de la faim, car je sais que tout ce que tu fais de mal, tu le fais à cause d’une faim enragée /2. 17 Mais, mon frère Loup, puisque je t’obtiens une telle grâce, je veux que tu me promettes que jamais tu ne léseras ni animal ni homme et que tu n’auras pas même la présomption d’endommager des biens. Me le promets-tu ? » 18 Le loup, tête inclinée, fit le signe explicite qu’il promettait de faire ce qui lui était imposé par le saint. Saint François dit : « Frère Loup, je veux que tu m’engages ta foi /3, que je puisse croire en toute confiance ce que tu promets. » 19 Comme saint François avait tendu la main pour recevoir sa foi, le loup aussi leva sa patte antérieure droite et la posa gentiment sur la main de saint François, engageant sa foi par le signe qu’il pouvait. 20 Alors saint François dit : « Frère Loup, je t’ordonne au nom de Jésus Christ /4 de

1. Gn 1 26 et 27.

2. Si l’on transpose ce discours sur le plan social, on voit que François a conscience que c’est la misère qui pousse à la délinquance.

3. Le latin dit “dare fidem” (“donner sa foi”) : il s’agit en fait de prêter serment.

4. Ac 16 18.


2818 venir maintenant avec moi sans aucune hésitation pour que nous allions faire cette paix au nom du Seigneur. »

21 Le loup, obéissant, allait aussitôt avec saint François comme l’agneau le plus doux /1. 22 Voyant cela, ceux de la cité commencèrent à s’émerveiller grandement et la nouvelle retentit aussitôt à travers toute la cité en sorte que tous, vieux autant que jeunes, femmes autant qu’hommes, gens du peuple autant que nobles convergèrent ensemble vers la place de la cité où saint François se trouvait avec le loup. 23 Une fois la multitude du peuple assemblée, se levant, saint François leur fit une merveilleuse prédication, disant entre autres comment c’est à cause des péchés que de tels fléaux sont permis, 24 comment la flamme vorace de la Géhenne, qui doit dévorer dans l’éternité les damnés, est plus dangereuse que la rage du loup qui ne peut tuer que les corps 2 25 et combien il faut avoir peur d’être plongé dans le gouffre infernal, puisque un seul petit animal a pu maintenir une si grande multitude en si grand effroi et péril. 26 « Revenez donc, très chers, vers le Seigneur, faites digne pénitence /3 et le Seigneur vous libérera du loup dans le présent et, dans le futur, du feu du gouffre dévorant. » 27 Cela dit, il poursuivit : « Écoutez, très chers : frère Loup, qui se tient ici devant vous, m’a promis — et pour cette promesse il m’a engagé sa foi — de faire la paix avec vous 28 et de ne jamais vous léser en rien, à condition cependant que vous lui promettiez de lui fournir chaque jour les vivres nécessaires. Moi je me fais garant pour ce loup qu’il observera fermement le pacte de paix. »

29 Alors tous ceux qui étaient assemblés là promirent à grands cris de toujours nourrir le loup et, en présence de tous, saint François dit au loup : « Et toi, frère Loup, promets-tu d’observer le pacte à leur égard, à savoir que tu ne léseras ni animal ni personne ? » 30 Le loup, s’agenouillant, avec une

1. Voir Jr 11 19.

2. Voir Mt 10 28.

3. Voir Mt 32 et 8.


inclinaison de la tête, des mouvements du corps et de la queue et des caresses des oreilles montra explicitement à tous qu’il observerait les pactes promis. 31 Saint François dit : « Frère Loup, je veux que, comme tu m’as engagé ta foi lorsque j’étais à l’extérieur de cette porte, ainsi tu m’engages ta foi ici, en présence de tout le peuple, que tu observeras cela et ne me trahiras pas, moi qui me suis porté garant pour toi. » 32 Alors le loup, levant la patte droite, engagea sa foi dans la main de saint François, son garant, en présence de tous les assistants /1. 33 Cette si grande admiration se transforma en joie unanime aussi bien par dévotion au saint que pour la nouvelle /2 du miracle et de surcroît, pour la paix entre le loup et le peuple ; au point que tous crièrent vers le ciel, 34 louant et bénissant le Seigneur Jésus Christ /3 qui leur envoya saint François, par ses mérites les libéra de la bouche de la très méchante bête et les rendit, libres d’un fléau si horrible, à la paix et au repos.

35 De ce jour donc, le loup observa le pacte ordonné par saint François vis-à-vis du peuple et le peuple vis-à-vis du loup ; le loup, qui vécut deux ans et mangeait de porte en porte dans la cité, sans léser personne ni être lésé par personne, fut courtoisement nourri. 36 Et ce qui est étonnant, jamais aucun chien n’aboyait contre lui. Finalement, frère Loup, vieillissant, mourut. Les citoyens s’affligèrent beaucoup de son absence, car, chaque fois qu’il traversait la cité, la patience pacifique et bienveillante de ce loup ramenait à la mémoire la vertu et la sainteté mirifiques de saint François. Grâces à Dieu. Amen.

1. Le serment s’identifie ici à un hommage.

2. Le latin « novitas », traduit par « nouvelle », est ambivalent et suggère que le caractère inédit du miracle, sa « nouveauté » doivent également être soulignés.

3. Lc 24 53.

CHAPITRE XLIX COMMENT LE CHRIST APPARUT À SAINT FRÈRE JEAN DE L’ALVERNE ET COMMENT CE DERNIER FUT RAVI EN L’ÉTREIGNANT 1

1 Combien notre très bienheureux père François fut glorieux au regard de Dieu, cela apparaît dans les fils élus que l’Esprit saint agrégea à son Ordre, en sorte que les fils sages sont vraiment la gloire d’un père si grand. 2 Parmi eux resplendit singulièrement frère Jean de Fermo /2, autrement dit « de l’Alverne /3 », qui brille au ciel de l’Ordre comme une étoile remarquable par la splendeur de la grâce. 3 En effet, comme en son jeune âge il avait par sa sagesse un cœur de vieillard /4, il désirait de tout son cœur embrasser la voie de pénitence qui garde la pureté du corps et de l’esprit. 4 Ainsi, alors qu’il était encore tout jeune, portait-il une cuirasse et un cercle de fer à même la chair et supportait-il quotidiennement la croix de l’abstinence : 5 quand, avant d’avoir pris l’habit des Frères de saint François, il demeurait à San Pietro de Fermo avec les chanoines, tandis que ceux-ci vivaient dans la splendeur, il se refrénait par la rigueur d’une abstinence admirable et, au milieu des malices, pratiquait le martyre de l’abstinence. 6 Mais comme il souffrait

1. Traduit en Fio 49, le premier récit du long cycle consacré à Jean de l’Alverne par les Actes (Actus 49-53, 56 et 57) se retrouve, sous une forme simplifiée et structuré différemment, en C 24, « Vie de frère Jean de l’Alverne », p. 439-443. Actus 49 2-22 trouvent un parallèle en C24, p. 439-440, et Actus 49 33-43 en C24, p. 442-443.

2. Fermo, Marche d’Ancône.

3. Les Fioretti précisent que cette manière de nommer Jean s’explique parce qu’il demeura longtemps à l’Alverne et y mourut.

4. Sur le cliché hagiographique du « puer-senex » (« l’enfant-vieillard »), voir Actus 46 5.

5. Sur ces pratiques, voir Actus 20 26.


2890 en bien des manières de ses compagnons hostiles à son ardeur angélique — au point qu’ils lui faisaient quitter la cuirasse et empêchaient son abstinence —, 7 inspiré par Dieu, il songea à abandonner le monde et ses amateurs et à offrir la fleur de sa jeunesse angélique aux bras du Crucifié.

8 Comme il avait pris tout enfant l’habit des Frères mineurs /1 et avait été confié à un maître pour l’enseignement des choses spirituelles, parfois, quand il entendait dire par son maître les paroles divines, 9 son cœur, comme la cire qui fond /2, était rempli dans l’homme intérieur d’une si grande douceur de la grâce que l’homme extérieur, forcé de courir de toutes parts, arpentait en courant en tous sens tantôt le jardin, tantôt la forêt, tantôt l’église, comme sa flamme intérieure l’y poussait. 10 Au fil du temps, la grâce divine haussa cet homme angélique à différents états et à des actions élevées. C’est ainsi que la grâce divine ravissait cet homme merveilleux parfois dans les splendeurs chérubiniques, parfois dans le feu séraphique, parfois dans les joies angéliques /3. 11 Qui plus est, elle l’emmenait parfois comme un ami intime vers les baisers divins et les étreintes extrêmes de l’amour du Christ, non seulement par des saveurs intérieures, mais encore par des signes extérieurs. 12 Ainsi lui arriva-t-il une fois, étant embrasé pendant au moins trois ans du feu de l’amour du Christ, de recevoir des consolations merveilleuses et d’être fréquemment ravi en Dieu par une telle ardeur.

13 Mais comme Dieu montre un souci particulier pour ses fils, tantôt en les consolant par la prospérité, tantôt en les exerçant à l’adversité, alors que ce frère Jean se trouvait dans un lieu, ce rayon et cet embrasement lui furent ôtés et il demeura sans

1. Jean avait pris « puerulus » l’habit des Frères mineurs, mais il demeurait auparavant avec les chanoines de San Pietro. L’éducation auprès d’une communauté religieuse prolongeait en fait la vieille pratique monastique des oblats, enfants confiés à une communauté.

2. Ps 21 (22) 15.

3. Voir GRÉGOIRE LE GRAND, Homiliae 34 in Evangelia, II, 7, 8, dans PL, vol. 76, col. 1249-1250.


amour ni lumière et dans un extrême chagrin. 14 Pour cette raison, comme son âme ne sentait plus la présence de l’Aimé, il était tourmenté et parcourait la forêt ; en proie au chagrin et au tourment, il cherchait l’Ami qui s’était un peu caché pour la forme, mais en aucune manière ni en aucun lieu il ne pouvait trouver les étreintes très douces du Christ Jésus béni, ni ses baisers suaves et même bienheureux, comme il en avait l’habitude /1. 15 Il supporta cette tribulation pendant bien des jours, criant, soupirant et pleurant. Mais comme il se promenait de jour dans cette forêt où il s’était lui-même frayé un chemin pour avancer et qu’ainsi affligé et désolé, il s’était assis là appuyé à un hêtre, le visage baigné de larmes levé vers le ciel, 16 voici que celui qui soigne ceux qui ont le cœur contrit et allège leurs contritions /2, le Seigneur Jésus Christ, apparut dans ce chemin, mais sans rien dire. 17 Dès que frère Jean l’eut reconnu, il se jeta à ses pieds et, en d’indicibles gémissements /3, il le priait et suppliait humblement de daigner le secourir : 18 « Car sans toi, très doux Sauveur, je reste dans les ténèbres et le chagrin ; sans toi, très doux Agneau, je reste dans les angoisses et la terreur, sans toi, très haut Fils de Dieu, je reste dans les confusions et la honte ; car sans toi, je suis privé de tous les biens ; 19 sans toi, je suis aveuglé dans les ténèbres, car tu es Jésus, vraie lumière des esprits /4 ; sans toi, je suis perdu et damné, car tu es la vie des âmes et la vie des vies ; sans toi, je suis stérile et aride, car tu es la source des grâces et des dons ; 20 sans toi, je suis totalement désolé, car tu es Jésus, notre rédemption, notre amour et notre désir /5, le pain inépuisable et

1. Toute cette intrigue amoureuse, scandée de rencontres et de dérélictions, est inspirée des Sermons sur le Cantique des cantiques de Bernard de Clairvaux, comme on le verra en Actus 49 47. Elle n’est pas sans évoquer la mystique d’Angèle de Foligno.

2. Ps 146 (147) 3 (même référence en Actus 40 9).

3. Rm 8 26 (même référence en Actus 40 6).

4. Hymne des laudes de la fête de saint Antoine de Padoue ; voir G. DREVES, Analecta hymnica Medii Aevi, vol. 4, n° 157 ; U. CHEVALIER, Repertorium hymnologicum, vol 1, n° 9561.

5. Hymne des vêpres de l’Ascension ; voir G. DREVES, Analecta hymnica Medii Aevi, vol. 2, n° 49 ; U. CHEVALIER, Repertorium hymnologicum, vol. 1, n° 9582.


2892 le vin qui réjouit les chœurs des anges et les cœurs de tous les saints. 21 Illumine-moi, très gracieux maître et très tendre pasteur, car je suis ta petite brebis, quoique indigne. »

22 Comme un désir différé enflamme d’un amour plus grand, le Christ béni se retira alors, empruntant le même chemin, absolument sans rien lui dire. 23 Frère Jean, voyant que le Christ béni se retirait et ne l’exauçait pas, se levant à nouveau avec une sainte obstination, comme le pauvre et l’indigent /1, courut à nouveau au Christ et, se prosternant très humblement à ses pieds, il le priait avec des larmes très dévotes, disant : 24 « O très doux Jésus, aie pitié de moi, car je suis dans la détresse /2 ! Exauce-moi dans l’immensité de ta miséricorde et dans la vérité de ton salut /3 et rends-moi la joie de ton salut /4 ; puisque la terre est pleine de ta miséricorde /5, tu sais que je suis dans une violente détresse. Je te prie donc de vite secourir mon âme enténébrée. » 25 De nouveau, le Sauveur se retira, sans rien dire à frère Jean ni le consoler en rien. Il semblait vouloir partir, prenant le chemin indiqué plus haut, faisant comme une mère avec son petit enfant pour enflammer davantage son désir : 26 elle se soustrait à son fils qui tète et il la cherche en pleurant alors qu’elle se cache ; et lorsqu’il a pleuré, elle l’accueille en l’étreignant et l’embrassant, lui pardonne dans une douceur encore plus grande. 27 Ainsi frère Jean, suivant le Christ Jésus béni pour la troisième fois, continuait à pleurer très fort comme l’enfant allaité après sa mère, comme le petit enfant après son père et l’humble disciple après son maître miséricordieux.

28 Quand il l’eut rejoint, le Christ béni tourna son gracieux visage vers frère Jean et ouvrit ses vénérables mains à la

1. Voir Ps 69 (70) 6.

2. Ps 30 (31) 10.

3. Ps 68 (69) 14.

4. Voir Ps 50 (51) 14.

5. Ps 32 (33) 5, 118 (119) 64.


manière du prêtre quand il se tourne vers le peuple. 29 Alors frère Jean vit sortir de la poitrine très sacrée du Christ d’admirables rayons de lumière, qui non seulement illuminaient extérieurement toute la forêt, mais remplissaient aussi le corps et l’âme de splendeurs divines. 30 Aussi frère Jean fut-il aussitôt instruit de l’attitude humble et révérente qu’il devait observer avec le Christ, car aussitôt il se jeta à ses pieds. Le Christ béni lui offrit avec clémence ses pieds très saints 31 sur lesquels frère Jean versa tant de larmes qu’il semblait comme une autre Madeleine /1, demandant qu’il ne regardât pas à ses péchés, mais daignât ressusciter son âme dans la grâce de l’amour divin par sa très sainte passion et l’effusion de son glorieux sang : 32 « Puisque c’est ton commandement que nous t’aimions de tout notre cœur et de toutes nos forces /2, un commandement que personne ne peut accomplir sans ton aide, aide-moi donc, Jésus Christ très aimant, à t’aimer de toutes mes forces ! »

33 Tandis que frère Jean priait ainsi avec insistance, gisant aux pieds du très doux Jésus, il y reçut une si grande grâce qu’il fut tout entier renouvelé et, comme Madeleine, apaisé et consolé /3. 34 Alors frère Jean, sentant le don d’une si grande grâce, commença à rendre grâces au Seigneur et à embrasser humblement ses pieds, en se redressant afin de regarder le Sauveur dans l’action de grâces. Le Christ béni lui offrit ses mains très saintes à embrasser et les lui ouvrit. 35 Comme il les ouvrait, frère Jean, se redressant, put atteindre la poitrine du Seigneur Jésus, puis il étreignit Jésus et Jésus béni l’étreignit. 36 Frère Jean, embrassant la poitrine très sacrée du Christ, sentit une odeur divine si intense que, si tous les arômes du monde s’étaient réunis en un seul, en comparaison de cette odeur divine, on aurait pensé à une infection putride. 37 En outre, de la poitrine du Sauveur sortaient les rayons évoqués

1. Voir Lc 7 38-44 ; Jn 12 3.

2. Voir Lc 10 27 ; 6 DT 4-5.

3. Allusion probable à la pécheresse chez le Pharisien en Lc 7 36-50 ou à Marie, sœur de Lazare, en Jn 12 3-8.


plus haut, qui illuminaient intérieurement l’esprit et extérieurement tout aux alentours. 38 Dans cette étreinte, cette odeur et ces lumières, frère Jean fut ravi contre la poitrine de Jésus Christ, totalement consolé et merveilleusement illuminé. 39 Car dès cet instant, comme il avait bu à la sainte source de la poitrine du Seigneur et avait été rempli du don de la sagesse et de la grâce de la parole de Dieu, il épanchait plus fréquemment des paroles admirables et inénarrables. 40 Comme de son sein coulaient les fleuves d’eau vive /1 qu’il avait bus dans l’abysse de la poitrine de notre Seigneur Jésus Christ, pour cette raison il transformait les esprits des auditeurs et faisait d’admirables fruits. 41 De plus, l’odeur et la splendeur qu’il avait ressenties là perdurèrent plusieurs mois en son âme ; qui plus est, dans le sentier de la forêt où les pieds du Seigneur avaient passé, partout alentour sur une grande distance il sentait longtemps cette même odeur et cette même splendeur. 42 Revenant à lui après ce ravissement, alors que le Christ avait disparu, frère Jean demeura par la suite toujours consolé et illuminé.

43 Ce jour-là, ce n’est pas l’humanité du Christ qu’il trouva, comme me l’a raconté celui qui le tenait de la bouche de frère Jean /2, mais son âme, ensevelie dans l’abysse de la divinité ; cela fut prouvé par des témoignages nombreux et manifestes. 44 Car devant la curie romaine, devant les rois et les barons, devant les maîtres et les docteurs, il répandait des lumières si profondes et si hautes qu’il les plongeait tous dans un étonnement admirable. 45 Alors que ce frère Jean était un homme pour ainsi dire sans lettres, il clarifiait pourtant merveilleusement les questions les plus subtiles sur la Trinité et d’autres mystères des Écritures. 46 Ce que reçut frère Jean, comme il apparaît plus haut, d’abord aux pieds du Christ avec des larmes, puis à ses mains en rendant grâces, puis sur sa poitrine bienheureuse avec le ravissement et les rayons, ce sont de grands mystères qui ne peuvent être brièvement expliqués. 47 Mais que

1. Jn 7 38.

2. Nouvelle trace d’une transmission orale de l’information.


celui qui désire le savoir lise Bernard sur le Cantique des cantiques, qui y expose ces degrés dans l’ordre : les débutants aux pieds, ceux qui progressent aux mains et les parfaits à la bouche et à l’étreinte /1. 48 Que le Christ béni ait conféré une si grande grâce sans rien dire à frère Jean nous a enseigné qu’en excellent pasteur, il s’employait davantage à repaître intérieurement l’âme par des sensations divines qu’à faire bruisser des sons extérieurs aux oreilles de la chair, 49 car le Royaume de Dieu n’est pas dans les choses extérieures mais dans les choses intimes. En effet, toute sa gloire procède de l’intérieur, dit le Psalmiste /2. À la louange et à la gloire de notre Seigneur Jésus Christ. Amen.



collecte de noms

frère Bernard /3 et l’autre frère Pierre /4. Ils lui dirent simplement : « Dorénavant, nous voulons être avec toi et faire ce que tu fais

Bernard de Quintavalle, qui mourut entre 1241 et août 1246

Il pourrait s’agir de Pierre de Cattaneo, juriste, qui accompagna François en Orient et fut brièvement son vicaire de 1220 à sa mort

vint un prêtre du nom de Sylvestre 

vint encore à eux un autre homme du nom de Gilles 

6 noms

Appelant à lui les six frères qu’il avait, dans le bois voisin de l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule où ils allaient fréquemment prier

À la Pentecôte, tous les frères venaient se réunir au chapitre près de l’église Sainte-Marie-de-la-Portioncule

Actes :

« De frère Bernard de Quintavalle, premier compagnon de saint François »

comme le Christ béni prit avec lui au début de sa prédication douze apôtres qui abandonnèrent tout /2, ainsi le bienheureux François eut-il douze compagnons élus

un d’entre eux fut ravi jusqu’au troisième ciel/7 : frère Gilles; 6 un autre fut touché aux lèvres par un ange avec un charbon ardent comme Isaïe : frère Philippe le Long 7 un autre parlait avec Dieu comme un ami avec son ami /2 : le très pur frère Sylvestre ; 8 un autre volait vers la lumière de la sagesse divine comme un aigle /3 : le très humble frère Bernard, qui éclaircissait les Écritures les plus profondes /4 ; 9 un autre fut sanctifié par le Seigneur et canonisé au ciel alors qu’il vivait encore en ce monde /5, comme s’il avait été sanctifié dès le ventre de sa mère : frère Rufin, noble d’Assise, homme très fidèle au Christ.

[collecte inachevée]


environ 10 noms

Ruusbroec

Paul Verdeyen, Ruusbroec l’Admirable

© Les Éditions du Cerf, 2004 www.editionsducerf
(29, boulevard La Tour-Maubourg 75340 Paris Cedex 07)
ISBN 2-204-07355-5 ISSN 0769-2633

8 [pagination d’origine]

[…] Pomerius n'a pas connu Ruusbroec personnellement, et il écrit quarante ans après la mort de ce dernier. Il s'est donc reporté à des données orales ou écrites obtenues auprès de confrères plus âgés. Dans son prologue, il cite le nom de deux d'entre eux : Jean de Hoellaert (- 1432) et Jean de Schoonhoven (- 1431). C'est ce dernier surtout qui était en mesure de lui fournir des matériaux, car nous lisons dans l'obituaire (liste des confrères défunts) de Groenendael que ce « Johannes de Scoenhovia » avait lui-même écrit une vie de Ruusbroec dans laquelle il racontait comment il l'avait vu vivre de ses propres yeux. Malheureusement, cette biographie plus ancienne est perdue, ce qui explique que le récit de Pomerius ait marqué l'historiographie ultérieure.

[...]

27

[...]

3. Le troisième livre que Ruusbroec écrivit à Bruxelles, c'est La Pierre brillante. Écoutons ce qu'en dit Frère Gérard : « Il faut savoir, à propos de ce livre, qu'un jour messire Jean s'entretenait de choses spirituelles avec un ermite. Lorsqu'ils allaient se séparer, l'ermite le supplia avec insistance de mettre par écrit, pour plus de précision, ce qui avait fait le sujet de leur entretien; ainsi lui-même et d'autres pourraient le lire et progresser dans la vie spirituelle. C'est à cette requête qu'il écrivit ce livre qui, à lui seul, enseigne l'homme suffisamment pour le conduire. » Cette présentation se trouve confirmée par un bref dialogue au milieu du livre. Un auditeur inconnu pose tout à coup cette question à l'auteur : « Maintenant j'aimerais savoir comment nous pouvons devenir des fils cachés de Dieu et posséder une vie contemplative. » Dans la réponse de Ruusbroec, il y a quelques phrases à la deuxième personne ; on peut donc dire que cet opuscule rapporte un entretien oral.

Par son contenu, La Pierre brillante s'apparente étroitement aux Noces spirituelles.

[...]

Depuis son ordination en 1317, Ruusbroec était chapelain de la collégiale et habitait avec son oncle, le riche chanoine Jean Hinckaert. Le chapelain consacrait une bonne part de son temps et de son attention aux béguines de Bruxelles : il désirait en effet leur donner non seulement une saine spiritualité, mais aussi un statut officiel reconnu par l'Église. [...]

Le fait de céder cette prébende ecclésiastique fut vraisemblablement l'effet d'une conversion que Pomerius relate d'ailleurs dans le détail :

« Quand ce chanoine eut vécu un certain temps dans le monde, comme les prêtres de son rang ont l'habitude de le faire, il arriva qu'un jour il entendit une voix intérieure lui dire : « Va à l'église, car là tu entendras un sermon qui t'indiquera le chemin vers l'éternelle félicité. » Sur-le-champ il suivit ce conseil, se rendit à l'église et trouva les choses comme elles lui avaient été dites. Il se mit à écouter avec une grande attention les paroles du prédicateur qui, en commençant son sermon, ne parvenait pas à trouver les mots qu'il fallait, ni à faire ressortir le sens qu'il voulait donner à ses phrases. Mais dès que le chanoine se fut joint à son auditoire, les mots adéquats se mirent à couler si facilement de sa bouche que tous les assistants étaient stupéfaits d'entendre parler de Dieu avec autant d'ardeur. Lorsque le prédicateur lui-même s'aperçut de ce qui lui arrivait, il attribua le charme et l'abondance de son sermon, non pas à lui-même, mais à une grâce spéciale de Dieu. A la fin de son prêche, il dit à ses auditeurs : « Je pense que la facilité et l'abondance qui m'adviennent en ce moment pour prêcher me sont accordées par Notre-Seigneur au bénéfice d'un auditeur, afin qu'il se convertisse et devienne meilleur. » En entendant cela, le chanoine se dit en soi-même : « Comme ils sont vrais les mots que tu viens de prononcer. Car Dieu m'a appelé ici et a mis en ta bouche des paroles douces comme le miel afin de me détourner de la vanité du monde et de me convertir à une vie qui mène au salut. »

34

Quoi qu'on puisse penser de ce beau récit, un fait est certain : à un certain moment, ce prêtre mondain a commencé une nouvelle vie, suivant assidûment les offices du choeur et s'inquiétant de son état spirituel. Ce changement ne passa pas inaperçu, car un chanoine plus jeune, Frank de Coudenberg, vint partager ce nouveau mode de vie. Notons que le jeune Ruusbroec n'a pas joué de rôle important dans la conversion de ces deux grands personnages. Il est vrai que Pomerius laisse entendre que les trois prêtres menaient ensemble, dans la maison de Jean Hinckaert, une vie pieuse et exemplaire, mais chacun continuait son apostolat propre dans son secteur propre. « Et les trois personnes précitées vivaient ensemble en bonne entente et menaient une vie très dévote et sainte. »

Il est hors de doute que ces trois prêtres pieux ont vécu ensemble ainsi durant plusieurs années, sans que rien ne les distingue apparemment des autres prêtres. Ils ne se doutaient certainement pas qu'ils allaient peu à peu imiter le genre de vie d'authentiques religieux. Nous savons d'autre part que le départ vers Groenendael ne fut pas décidé précipitamment, ni à la légère : c'est avant avril 1339 que Frank de Coudenberg avait renoncé à sa prébende et à son titre de chanoine, nous pouvons le déduire d'un document découvert en 1914 par L. Reypens s.j., dans les archives de Sainte-Gudule. Ce document nous montre que le duc Jean III de Brabant a conféré le titre de chanoine et la prébende attachée à cette fonction à un certain Jean de Rockele. Cette nouvelle nomination était possible « après que maître Frank de Coudenberg, dernier titulaire de cette dignité, y eut renoncé de plein gré ». Ce document officiel, daté du 13 avril 1339, est d'une extrême importance. Il constitue pour nous le document historique le plus ancien qui fasse allusion à un nouveau projet des trois prêtres dévots.

Il est probable que la renonciation de Frank date d'avant 1339. Nous pouvons admettre que les trois prêtres séculiers avaient, d'un commun accord, décidé de quitter l'office qu'ils exerçaient à Bruxelles pour chercher une habitation plus solitaire. La réalisation pratique de ce désir échut à Frank, issu d'une famille de notables bruxellois, et qui entretenait d'étroites relations avec le duc Jean III et la noblesse de la cour de Brabant. Il n'est pas impossible que le choix de Groenendael ait été suggéré par le duc lui-même. En 1304, Jean II avait cédé la vallée et les étangs de Groenendael à l'ermite Jean de Busco, son parent, qui abandonna l'agitation de la cour ducale pour le silence et la solitude de la forêt de Soignes. Après sa mort, Arnold de Diest et l'ermite Lambertus vinrent successivement occuper son ermitage. C'est peut-être l'un d'eux qui pria Ruusbroec de mettre sa doctrine par écrit dans La Pierre brillante. Lambertus ne séjourna pas longtemps à Groenendael, et céda volontiers la place aux trois prêtres de Bruxelles pour aller habiter un autre ermitage de la forêt de Soignes, à Boetendale (Uccle).

Durant la semaine de Pâques de 1343, Frank de Coudenberg (+ 1386), Jean Hinckaert (+ 1350) et Jean de Ruusbroec (+ 1381) vinrent occuper l'ermitage de Groenendael. Le mercredi de Pâques (16 avril 1343), le duc Jean III de Brabant mit à leur disposition l'ermitage construit auparavant, ainsi que le vivier tout proche et les terres environnantes. [...]

37

...pour quels motifs les trois prêtres séculiers ont-ils quitté Bruxelles et le chapitre de Sainte-Gudule ? Quel genre de vie envisageaient-ils de mener à Groenendael ?

...Ruusbroec et ses compagnons ont cherché avant tout une retraite mieux protégée. Ce n'est certes pas par hasard qu'ils ont choisi un endroit habité depuis quarante ans par un ermite. Frère Gérard de Hérinnes souligne lui aussi ce désir de retraite et de solitude : Ruusbroec quitta Bruxelles parce qu'il « voulait se retirer de la foule », afin de pouvoir mener une vie sainte et retirée, « parce qu'il préférait se libérer de tous les rassemblements ». Au temps où il était chapelain, on taxait Ruusbroec de « solitaire », d'homme renfermé. Dans ses derniers ouvrages, il note que la prière chorale doit se faire avec attention : on doit comprendre et méditer ce que l'on chante. Ce désir d'une plus grande intériorité a conduit les trois compagnons à quitter la ville pour rejoindre

38

le silence de la forêt et sa retraite. Leur départ fut donc inspiré par une vocation déterminée, une sorte d'appel du désert. [...]

Les trois compagnons vinrent donc à Groenendael afin de pouvoir mieux servir et louer Dieu, et trouver plus de saveur à leur vie spirituelle. Il faut bien comprendre qu'ils n'ont donc pas voulu fonder un couvent, et qu'ils ont vécu durant les premières années sans règle ni supérieur. Frank de Coudenberg fut nommé curé par l'évêque Guy de Cambrai : cela signifie qu'il avait la charge spirituelle du petit groupe (et des sangliers et des cerfs de la forêt !). Les nouveaux habitants de Groenendael construisirent une petite chapelle, bénite en 1345 par l'évêque auxiliaire de Cambrai, Mathias de Cologne. La nouvelle fondation était donc une chapellenie et nullement un couvent. Aujourd'hui, on appellerait cette entreprise une « communauté expérimentale ». Ses membres reçurent de leur évêque la permission de vivre un temps de solitude. Certains collègues et bon nombre de laïcs ont dû les prendre pour des prêtres en difficulté ne sachant plus très bien où ils en étaient, et désireux de méditer sur leur vie dans la forêt.

Il est étonnant que poussés par une vocation intérieure, ces hommes n'aient pas cherché refuge dans un des nombreux couvents et abbayes qui les entouraient et qu'ils ne se soient pas joints non plus à l'un des florissants ordres mendiants. […] Ils restaient à Groenendael ce qu'ils avaient été à Bruxelles : des prêtres séculiers vivant en communauté.

[...] Nous pensons spécialement aux béguines du XIII° siècle, et aux frères et soeurs de la Vie Commune à la fin du XIVe siècle. Les premières béguines étaient des femmes indépendantes, habitant seules, animées d'un idéal spirituel, qui osèrent risquer dans le monde la formidable aventure d'une relation personnelle avec Dieu. Elles ne souhaitaient ni voeux, ni couvents, ni aucun lien spécial avec la hiérarchie. Nous retrouvons cette même mentalité chez les disciples de Gérard Grote, qui vécurent en communauté dans des maisons de frères ou de soeurs, mais sans le moindre engagement officiel. Ces personnes s'estimaient-elles trop fragiles ou trop instables pour accéder à des voeux définitifs dans un couvent ? L'historien

40

anglais R. W. Southern découvre très justement chez eux d'autres motivations /1 :

« Fondamentalement, il y avait chez la plupart d'entre eux un désir continuel de découvrir par eux-mêmes le mode de vie le mieux adapté à leur expérience intérieure. Il y avait chez eux crainte et méfiance à l'endroit des grands ordres religieux, qui avaient éveillé de très grandes espérances spirituelles, mais qui n'avaient, en fin de compte, apporté que désillusions. Beaucoup de frères rejoignirent plus tard les chanoines augustins, mais beaucoup d'autres restèrent simples frères. Ils voyaient bien les avantages d'un engagement stable, surtout alors que certains confrères quittaient la communauté : en de tels moments, ils se sentaient trahis et regardaient d'un oeil envieux les communautés religieuses qui pouvaient exiger des sanctions légales contre les membres qui faisaient défection. Il est normal qu'ils aient perçu les avantages de ces sanctions légales, mais il est remarquable qu'ils aient voulu, un siècle durant, se priver de ces avantages. »

L'historien anglais cite alors une lettre écrite en 1490 par un frère de Hildesheim. Il s'agit de la délicate question de ce qu'il faut faire quand un frère quitte la communauté :

« Nous ne sommes pas membres d'un ordre, mais des religieux qui essayons de vivre dans le monde. Si nous obtenons le privilège papal suivant lequel les frères qui font défection devront revenir chez nous ou entrer dans un ordre religieux, alors nous perdrons notre liberté et, en échange, nous achèterons des chaînes et des murs de prison, et de la sorte nous reprendrons la règle de vie des ordres religieux. Moi-même, j'ai pensé autrefois que nous ferions mieux d'avoir une règle et d'émettre des voeux. Mais maître Gabriel Biel m'a fait remarquer qu'il y avait déjà assez de monde dans les ordres religieux. Notre genre de vie procède d'un noyau

1. R. W. SOUTHERN, Western Society and the Church in the Middle Ages, p. 344-345.

interne : il se développe aujourd'hui comme jadis à partir d'un germe de dévotion tout intérieur (vita nostra ex adipe processit et procedit devotionis). »

Cc frère de la Vie Commune nourrissait (en 1490) à l'endroit des ordres religieux les mêmes objections que Ruusbroec en 1343. Dans son ouvrage Le Livre du tabernacle spirituel, ce dernier nous donne une image tout à la fois négative et réaliste des couvents et des ordres mendiants de son époque : « Ce que les fondateurs ont, dès le début de l'ordre, abandonné et méprisé, voilà ce que leurs successeurs recherchent et poursuivent. Vous pouvez le constater de bien des manières... Ils souhaitent bien manger et boire et porter des vêtements à la mode. Rien ne leur paraît trop cher pour ce qui regarde le boire et le manger, la manière de s'habiller, pourvu qu'ils puissent l'avoir. Ils bâtissent des églises élevées et des couvents spacieux... Parmi eux, on trouve des frères riches et des frères pauvres, tout comme dans le monde. » [...]

Sept années durant, ils vécurent sans engagement juridique, sans se lier, ni les uns envers les autres, ni envers la hiérarchie de l'Église. Le duc Jean III établit la donation de Groenendael au nom du prêtre Frank de Coudenberg, celui-ci devait ériger une habitation pour cinq religieux au moins (habitatio quinque virorum religiosorum), qui assureraient sur place l'office divin. La communauté garderait le lieu en pleine propriété, mais elle n'avait encore ni statut propre ni responsable. On comprend que le monde extérieur ait eu du

42

mal à situer ce groupe étrange d' « ermites vivant en communauté ».

Comment garantir l'avenir de la fondation ? A qui passerait la donation de Groenendael ? Ces questions ont certainement été présentes à l'esprit des chanoines de Sainte-Gudule, qui avaient vu vivre parmi eux pendant un assez long laps de temps les trois premiers fondateurs. Certains prenaient nettement position en faveur de leurs amis retirés dans la forêt, d'autres ne comprenaient absolument rien à leur projet. Des rumeurs et des questions inquiétantes circulaient à leur sujet. Elles parvinrent jusqu'à l'évêque de Cambrai.

« Au début de mars 1350, Frank de Coudenberg se mit en route pour Cambrai afin de prendre conseil auprès de l'évêque au sujet de bruits qui circulaient. Depuis février 1349, c'était Petrus Andreae qui occupait le siège épiscopal. Après un court moment de réflexion, l'évêque décida de faire le voyage à Groenendael. Le 10 mars 1350, Frank de Coudenberg et Jean de Ruusbroec reçurent de ses mains l'habit des chanoines réguliers suivant la règle de Saint Augustin. Le lendemain, Frank de Coudenberg fut nommé premier prévôt du nouveau prieuré, et reçut plein pouvoir d'accueillir dans la communauté de nouveaux frères. Ainsi la chapellenie devint-elle prieuré. » Tel est le rapport concis de Sayman de Wijc, archiviste de Groenendael.

Le frère Gérard rapporte à peu près de la même manière ce tournant important. Mais pour lui, le choix de l'état religieux vient de Ruusbroec et de ses compagnons plutôt que de l'évêque. « Mus par l'inspiration de Dieu, ils ont désiré passer à la vie religieuse : ainsi la communauté resterait davantage unie après leur mort et leur fondation serait plus durable. Ils ont pris l'habit et la règle des chanoines réguliers et ont accueilli une huitaine de personnes qui ont fait profession dans les mains du prévôt. Le sieur Jean était leur prieur. C'étaient des religieux exemplaires devant Dieu et devant les hommes. »

C'est avec raison que les deux textes cités ne font pas mention de l'oncle, Jean Hinckaert. Vu son âge avancé et sa santé fragile, il préféra ne pas devenir religieux. Cependant, il habita à Groenendael jusqu'à sa mort et vécut du même esprit que la communauté, quoiqu'il n'en portât pas l'habit. Sur le panneau d'honneur de Groenendael, il est représenté debout, habillé en ermite, à côté des habitants du premier ermitage.

[...]

47

L'influence de Ruusbroec a marqué la communauté de Groenendael de façon inoubliable. Il ne fut pas supérieur du couvent et, en fait d'érudition, il dut s'effacer devant Maître Frank, Maître Guillaume Jordaens et d'autres confrères nantis de diplômes universitaires. Il fut cependant la figure centrale de la jeune fondation. Tous ses contemporains l'expliquent ainsi : il éprouvait intensément la présence de Dieu, et était directement éclairé et inspiré par le Saint-Esprit. Il était aussi capable de communiquer à d'autres sa connaissance du mystère divin. Son entourage immédiat a reconnu et respecté cette vocation mystique exceptionnelle. En cela, Ruusbroec diffère nettement d'autres écrivains mystiques de la tradition chrétienne : Maître Eckhart, Thérèse d'Avila et Jean de la Croix ont trouvé dans leur entourage une compréhension fraternelle, mais également une opposition farouche. Rien de tel dans la vie tranquille et apparemment impassible du mystique brabançon. Sa vie et sa doctrine ont reflété l'éclat bienfaisant d'une Lumière qui éclaire l'existence tout entière. La nuit obscure de la vocation mystique n'y est que vaguement présente, en arrière-fond d'un paysage inondé de soleil.

Le bon prieur était capable de partager avec d'autres sa richesse intérieure. Il le faisait oralement pour ses confrères et les nombreux visiteurs qui arrivaient à Groenendael. Voici comment Pomerius le relate : « Quand ses confrères ou des visiteurs lui demandaient un mot d'édification, il se faisait le plus souvent un plaisir d'accéder à leur requête. Les mots lui coulaient alors de la bouche avec une telle abondance et une telle facilité, qu'une image se représentait à l'esprit, celle d'un tonneau rempli de nouveau vin et dont les jointures éclatent sous l'effet de la fermentation. Telles étaient les paroles qui sortaient de sa bouche chaque fois qu'il nous parlait de Notre Seigneur Jésus-Christ. Au vrai, Jésus Lui-même a dit à ses disciples : "Lorsque vous vous trouverez devant les rois et les princes, ne vous mettez pas en peine de ce que vous devez dire, car cela vous sera donné au moment voulu" (Mt 10, 15-19). Notre Seigneur a dit : "Cela vous sera donné." Il n'a pas dit : "Vous l'aurez comme si cela venait de vous." Ses paroles étaient parfois si enflammées qu'elles parvenaient même à émouvoir un coeur de pierre et qu'il pouvait faire jaillir du feu d'un caillou. D'autres fois, aucune parole ne franchissait ses lèvres, même lorsque les visiteurs étaient des personnes célèbres et haut placées. C'était alors comme s'il n'avait jamais reçu aucune lumière de l'Esprit saint. Quand cela lui arrivait, il prenait sa tête dans les mains pour retrouver la lumière intérieure. Mais si elle ne lui était pas donnée, il disait sans honte : "Mes enfants, ne le prenez pas en mauvaise part, ce ne sera pas pour cette fois-ci." Et, après avoir salué les personnes présentes, il se retirait. »

Il arrivait que quelques confrères viennent s'entretenir avec lui après l'office du soir. Ils étaient si touchés intérieurement par ce qu'il disait sur l'amour de Dieu, qu'ils en oubliaient l'heure avancée et restaient ainsi à l'écouter. Et cependant, ils pouvaient ensuite assister avec grande attention à l'office de nuit !

[...]

50

Entre 1346 et 1361, Ruusbroec écrivit quatre ouvrages pour une simple clarisse de Bruxelles, soeur Marguerite de Meerbeke. Son couvent était situé près de la porte de Hal, et les gens du peuple l'avaient nommé « couvent des urbanistes ». Les soeurs y suivaient une règle franciscaine, approuvée par Urbain IV en 1263. Elle leur permettait d'accepter des biens et des rentes. C'est pourquoi on les appela aussi plus tard « Riches Claires ».

C'est en 1344 que le couvent des urbanistes fut fondé, grâce à une généreuse donation du conseiller ducal Guillaume de Duivenvoorde Cr 1352). Le 18 janvier 1344, Clément VI accorda l'approbation papale pour la fondation à Bruxelles d'un couvent de clarisses. Dans l'acte d'érection, le fondateur reprit expressément la clause selon laquelle les

51

soeurs seraient « cloîtrées », comme le voulait la règle primitive de sainte Claire : « includendae secundum dicti ordinis statuta ».

[...]

Soeur Marguerite est — cela ne fait aucun doute — très personnellement présente dans la lettre que Ruusbroec lui adresse vers 1346. Longtemps, on ne connut cette lettre que dans la traduction latine de Surius, chartreux de Cologne. En 1964, R. Lievens, professeur à l'université de Louvain, a retrouvé la version originale dans un manuscrit datant des environs de l'an 1480, et provenant du couvent de Sainte-Agnès, à Arnhem. La tournure de la lettre est extrêmement personnelle, du fait que la destinataire y est souvent interpellée à la seconde personne.

[...]

58

1. Le Livre de la plus haute vérité comporte un commentaire explicatif du premier traité de Ruusbroec, Le Royaume des amants de Dieu.

« Quelques-uns de mes amis m'ont prié, pour satisfaire leur désir, de leur exposer et de leur expliquer en peu de mots et de mon mieux, de la façon la plus précise et la plus claire, telle que je la comprends et la conçois, la vérité au sujet de la très haute doctrine que j'ai exposée. Il faut, en effet, que personne ne soit scandalisé par mes écrits, mais bien au contraire que chacun en devienne meilleur. » (Wisques, II, p. 200.)

Ces amis nous sont bien connus : il s'agit des chartreux de Hérinnes, qui avaient envoyé à Ruusbroec un messager pour le prier de venir personnellement leur expliquer sa très profonde doctrine. Ruusbroec, bien qu'il fût déjà un vieillard, entreprit à pied le voyage vers Hérinnes, et il resta trois jours chez les chartreux. Peu après, il mit par écrit l'entretien qu'il avait eu avec eux, probablement aux environs de l'an 1363.

En fait, ce livret contient une nouvelle description de l'union mystique avec Dieu. Il renferme également une critique sévère de certaines formes de mystique détachées de la foi et de la vie chrétienne. De nouveau, Ruusbroec s'en prend aux adeptes du Libre Esprit, comme il l'avait fait vers 1340 dans L'Ornement des noces spirituelles. Malheureusement, nous ne savons pas exactement quels groupes d'égarés sont ici visés. Rien n'indique qu'il s'en soit pris aux « flagellants », ces fanatiques pérégrinants qui, aux environs de 1349, firent leur apparition dans différentes villes de la région, et qui, au cours de processions tapageuses, se flagellaient jusqu'au sang. La description renvoie plutôt à certains cercles de dévots plus calmes, sur lesquels les sources historiques ne fournissent que peu d'informations :

59

« Voyez de quelle manière on entend pratiquer le repos. L'on s'asseoit tranquillement, libre de tout exercice... Le repos pris de cette manière n'est point permis ; car il cause en l'homme un aveuglement complet et une ignorance de tout savoir, en même temps qu'un affaissement sur soi-même qui exclut toute action... Cela est très contraire au repos surnaturel que l'on possède en Dieu... Aussi sont-ils dans l'erreur, tous ces hommes qui, se recherchant eux-mêmes, s'ensevelissent dans le repos naturel et ne poursuivent point Dieu... Ce n'est pas ainsi que l'on peut rencontrer Dieu. » (Wisques, III, p. 195-196.)

[...]

62

3. Outre ces onze traités, Ruusbroec nous a encore laissé une collection de sept lettres. Nous avons longuement traité de la première lettre en présentant les ouvrages que Ruusbroec a composés pour soeur Marguerite de Meerbeke. La deuxième lettre est adressée à Dame Machteld, veuve du chevalier Jean de Culemborg. Il est difficile d'identifier ces correspondants, et nous ne savons pas comment Ruusbroec fit connaissance de Dame Machteld. La lettre nous apprend qu'il lui donne part à toutes les prières et bonnes oeuvres de la communauté de Groenendael.

La troisième lettre est adressée à trois ermites de Cologne, dont Surius donne les noms : Daniel de Pess, le seigneur de Bongarden et Gobelin de Mede. Surius ajoute qu'il s'agit de trois gentilshommes qui s'étaient retirés dans un ermitage près du monastère bénédictin de Saint-Pantaléon. La lettre de Ruusbroec est une exhortation de portée générale, dans laquelle il leur remet devant les yeux les exigences de la vie érémitique. A lire cette lettre, on a l'impression que Ruusbroec ne les a pas connus personnellement. Il est probable qu'eux-mêmes ou certains de leurs amis avaient demandé ce mot d'encouragement au tout début de leur nouveau genre de vie.

Récemment le Père A. Ampe, s.j., a découvert aux Archives historiques de Cologne la convention que ces trois gentilshommes avaient conclue avec l'abbé et la communauté de Saint-Pantaléon. Ce document porte la date du 30 décembre 1364. La lettre de Ruusbroec a dû être écrite à la même époque. Son texte est particulièrement intéressant puisqu'il nous fournit nombre de précisions sur l'institution d'une vie d'ermite.

« Nous Gobelin Jude, Daniël de Pesche et Renaud de Pomerio, chevaliers. A tous ceux qui verront ou entendront lire ce document, nous faisons savoir ce qui suit : messire Henri, abbé, et toute la communauté du monastère de Saint-Pantaléon à Cologne nous ont donné en propriété quelques habitations que, grâce à leur approbation et faveur spéciale, nous avons pu faire construire à l'intérieur du domaine de leur monastère ; ainsi que la vigne de l'abbé ci-dessus nommé et qu'on appelle vigne de Saint-Aubin. La permis-

64

sion de vivre dans ces demeures avec notre famille et avec d'autres personnes que nous désirons accueillir vaut aussi longtemps que nous serons en vie tous les trois ou l'un de nous trois. Aussi avons-nous de bonne foi promis et nous promettons encore par le présent document de donner chaque année à l'abbé ci-dessus nommé ou à ses successeurs [...] deux tonneaux de bon vin de ladite vigne, etc. En outre nous stipulons qu'après notre mort, ces habitations et cette vigne avec tout leur équipement retourneront, dans l'état où elles se trouveront, en pleine et libre possession de l'abbé ci-dessus nommé et de la communauté pour leur monastère/3. »

Notons tout d'abord que le document nous donne le nom exact des trois ermites : Gobelin Jude (et non pas : de Mede) ; Daniel de Pesche (et non pas : de Pess) et Renaud de Pomerio (Surius donne la version allemande : de Bongarden). Nous découvrons également ce que la vie érémitique de ces chevaliers représentait exactement. Avec leur famille, leur suite, et tous leurs biens, ils allaient habiter une sorte d'hôtellerie qu'un monastère riche et prospère mettait à leur disposition leur vie durant. De toute évidence, ces gentilshommes n'avaient pas l'intention de se laisser emmurer ou enfermer comme les premiers reclus. Ils ne cherchaient qu'une solitude relative, puisqu'ils habitaient avec leur famille et leur suite. La notion de « vie érémitique » avait manifestement perdu pour eux son sens originel, son caractère strict et radical. Les trois ermites de Cologne ressemblent davantage aux « Messieurs solitaires » de Port-Royal qu'aux premiers ermites de Groenendael. On peut se demander si, derrière les murs protecteurs d'un monastère, ils ont cherché autre chose qu'une existence dont le calme et la sécurité étaient garantis par un entourage pieux : au Moyen Age, il faisait bon vivre sous la crosse !

3. Cologne, Archives historiques, Saint-Pantaléon, document 206.

Les quatre dernières lettres sont adressées à des dames de conditions diverses : à une pieuse fille de Malines, à des dames de haut rang et à une veuve appartenant à la noblesse. Le contexte historique de ces écrits nous échappe complètement. Mais ces lettres nous livrent la preuve que la réputation du bon prieur avait dépassé les communautés monastiques. Et il n'était pas trop difficile - c'est l'évidence même - d'amener cet homme doux à écrire un mot d'édification.

12. Les confrères de Groenendael

1. Le premier et le plus important parmi les fondateurs de Groenendael, Frank de Coudenberg, vécut jusqu'au 11 juillet 1386. Le récit des dernières années de la vie de Ruusbroec atteste qu'il a été un supérieur compréhensif. L'obituaire de Groenendael le décrit en ces termes : « Dieu l'a gratifié de dons nombreux ; la preuve en est que l'évêque de Cambrai, le duc Jean de Brabant et la ville de Bruxelles n'osaient rien entreprendre sans avoir pris son avis. Heureux ceux pour lesquels il acceptait d'être exécuteur testamentaire. Heureux ceux dont il voulait défendre les affaires en justice. »

[...]

67

2. Jean de Leeuwen (+ 1378) était originaire d'Affligem. Il rejoignit la communauté de Groenendael en 1344, un an à peine après le début de la fondation. Nous pouvons supposer qu'avant son entrée, il servait à la cour du duc de Brabant. Aussitôt après son arrivée à Groenendael, il devint cuisinier du couvent et il remplira fidèlement cette fonction toute sa vie. On le nommait « le bon cuisinier de Groenendael » ! En entrant au monastère, Jean était illettré. C'est probablement Ruusbroec qui lui apprit à lire et à écrire. Mais il l'a également aidé toute sa vie durant comme confesseur et père spirituel. Cette direction ne resta pas sans résultat : Frère Jean fit de grands progrès dans la prière, et se mit lui-même à écrire des traités spirituels. Il dut le faire entre son four et ses marmites, et ses oeuvres en portent des traces évidentes : elles sont peu construites, ne forment pas un ensemble bien homogène et sont parfois prolixes. Mais elles restent une source importante pour notre connaissance de Ruusbroec. Voici comment le cuisinier dépeint son confesseur : « Je vous dis en toute vérité qu'aucun homme n'a pu mieux parler du coeur profondément humble que Maître Jean de Ruusbroec, mon cher et glorieux confesseur, chanoine régulier et prieur de Groenendael. » Frère Jean nous communique une importante information sur deux auteurs spirituels antérieurs à Ruusbroec : la poétesse flamande Hadewijch et le mystique allemand Maître Eckhart. Ruusbroec reprend différents thèmes des oeuvres d'Hadewijch, mais ne cite nulle part son nom ; Frère Jean nous dit expressément comme on l'appréciait à Groenendael :

« De par sa nature, l'amour est plus ample et plus vaste, plus élevé, plus profond et plus étendu que tout ce que peuvent comprendre le ciel et la terre. L'amour de Dieu surpasse tout. Ainsi s'exprime aussi une sainte et glorieuse femme, appelée Hadewijch et qui sait enseigner. Car les livres de cette Hadewijch ont été

68

examinés en présence de Dieu et trouvés conformes à la doctrine de Notre Seigneur Jésus-Christ, à la lumière de l'Esprit Saint Et ils ont été trouvés véridiques et en parfait accord avec la Sainte Écriture. Pour ma part, je considère la doctrine d'Hadewijch comme aussi véridique que celle de saint Paul. Mais elle n'est pas aussi utile, car beaucoup ne peuvent comprendre la doctrine d'Hadewijch, parce que leurs yeux sont trop enténébrés et pas assez ouverts à l'amour paisible de Dieu/1 ».

La communauté de Groenendael a défendu l'orthodoxie d'Hadewijch avec une rare énergie. On peut certainement dire que Ruusbroec et ses confrères ont sauvé Hadewijch pour la postérité. Sans la recommandation de Groenendael ses oeuvres n'auraient probablement pas été conservées.

Jean de Leeuwen écrivit tout un traité sur la doctrine de Maître Eckhart : Un Livret sur la doctrine de Maître Eckhart, doctrine dans laquelle il erra. Le grand mystique allemand était mort en 1327 et, en 1329, quelques positions exprimées dans ses ouvrages étaient condamnées à Avignon par le pape Jean XXII. Mais le bon cuisinier s'aventure un peu loin lorsqu'il attaque la doctrine du célèbre maître, lui qui n'est qu'un cuisinier ignorant. Ce n'est pas le lieu d'examiner ses arguments. Cependant, nous pouvons penser que Ruusbroec a ici influencé son opinion : le témoignage mystique de Ruusbroec ne correspond nullement aux profondes réflexions du mystique allemand. Le jugement du cuisinier a peut-être été par trop négatif : les nombreuses traductions flamandes des écrits d'Eckhart prouvent que les Néerlandais pieux n'ont pas pris au sérieux la désapprobation de Frère Jean.

3. Maître Guillaume Jordaens naquit à Bruxelles vers

1. S. Axters, Jan van Leeuwen, Anvers, 1943, p. 41.

69

1320. Il était le fils de Jordaen d'Heerzele, échanson à la cour de la duchesse Jeanne de Brabant. Avant son entrée à Groenendael en 1352, il avait passé la maîtrise en théologie, probablement à l'Université de Paris. Maître Guillaume fut apprécié à Groenendael, spécialement en tant que traducteur des ouvrages de Ruusbroec. Bon latiniste, son supérieur le distingua pour traduire quelques oeuvres de Ruusbroec dans la langue généralement utilisée dans le monde savant. Nous savons depuis peu qu'il a lui-même écrit des ouvrages en néerlandais, entre autres le livre intitulé Le Baiser mystique.

Maître Guillaume commença sa traduction de L'Ornement des noces spirituelles à la demande des moines cisterciens de Ter Doest (près de Bruges). Lorsque cette traduction latine fut achevée, le texte fut envoyé à cette abbaye accompagné d'une lettre d'introduction rédigée par le traducteur. Nulle part ce dernier ne fait mention de son nom, et la lettre donne l'impression fausse que la traduction est l'oeuvre de Ruusbroec lui-même, ambiguïté qui lancera Gerson sur une mauvaise piste vers l'an 1400. D'une langue particulièrement choisie, cette lettre est farcie de citations savantes. Une lecture attentive révèle que Maître Guillaume ne partage pas spontanément l'admiration des cisterciens pour L'Ornement des noces spirituelles, mais quoi qu'il en soit, il veut satisfaire leur requête non sans risquer une note critique, étonnant lorsqu'on sait qu'à Groenendael, Ruusbroec recueillait l'estime et la louange de tous.

« Aux frères de Ter Doest, en Flandre,

« Dans une lettre distinguée et pleine de dévotion, vous nous avez demandé, frères bien-aimés, de traduire pour vous en latin notre livre sur L'Ornement des noces spirituelles, que nous avons publié il y a quelques années dans la langue du Brabant. Vous nous avez écrit que vous ne pouviez en retirer toute la saveur à cause des différences qui séparent la langue brabançonne de celle du nord de la Flandre. Toutefois, grâce à la parenté qui unit ces deux langues, vous avez pu capter de cet ouvrage un doux parfum,

70

lequel vous paraît si agréable que vous en emportez la conviction que toute sainteté y est décrite, oui, le degré parfait de toute sainteté, la plénitude de toute perfection et le but de cette plénitude. Il s'y trouve une grande abondance de douceur cachée pour les âmes affamées et qui mérite d'être répandue grâce à la lumière éclatante d'une traduction latine, ainsi que vous l'avez demandé. Oui, elle mérite d'être traduite en n'importe quelle autre langue. Si votre opinion est exacte, il s'agit de savoir si vous ne cherchez pas (en demandant une traduction latine) des noeuds dans les joncs, puisque tous, en fait, vous désirez comme Rachel trouver les fruits parfumés des mandragores (ceux de la prière contemplative). Que répondrons-nous à cela ? Avant tout, nous remercions Jésus-Christ qui nous donne part à sa grâce d'apostolat et nous permet d'être sa bonne odeur, sinon partout, du moins dans votre monastère.

« Si votre jugement devait s'avérer n'être pas tout à fait exact, qu'il en soit pour vous cependant selon votre foi, car la foi obtient d'admirables dons. Ces choses étant ce qu'elles sont, je souhaiterais parler la langue de tous les peuples afin de pouvoir communiquer à toutes les nations ce que vous-mêmes appelez dans votre lettre une doctrine de perfection si élevée. On doit qualifier de minime un effort capable d'opérer un salut aussi universel.

« C'est pourquoi nous avons accédé à votre requête et nous avons écouté ce que la charité requiert : nous avons traduit en latin le livre que vous citez ou plutôt nous avons donné des vêtements latins au message de ce livre. Dans cet habillement étranger, le livre pourra paraître aux connaisseurs savants des deux langues quelque peu modifié et moins attrayant. Saint Jérôme trouve que la meilleure façon de traduire est celle qui tient compte autant que possible du génie propre à la langue latine.

« Chers frères, ne vous laissez pas égarer par deux structures linguistiques si différentes, pourvu que le sens de l'oeuvre originale parvienne intégralement à vos oreilles. Frères bien-aimés, dédommagez-nous de notre travail, je vous le demande, en nous rendant le service de votre prière, afin que nous suivions la trace odoriférante et ayons part à cette perfection dont vous-mêmes, ainsi que votre lettre en témoigne, avez humé le parfum sous l'écorce littéraire du livre que nous avons écrit. »

71

4. Godefroid de Wevel, chanoine de Groenendael, était originaire d'une riche famille de Louvain. Il a dû entrer à Groenendael avant 1360, à environ quarante ans. Simon, son frère cadet, était chanoine prémontré de l'abbaye de Parc, et traduisit en latin deux ouvrages de Ruusbroec. A Groenendael, Godefroid, en tant que procureur, était chargé de tout l'entretien matériel de la maison. Il était directeur spirituel de plusieurs dames de la noblesse, entre autres de Marie de Brabant (+ 1399), veuve du duc Renaud III de Gueldre, fondatrice du couvent de Korsendonk. Il rédigea en outre une oeuvre spirituelle importante, le traité Des Douze Vertus, longtemps considéré comme un traité de Ruusbroec et publié comme tel dans ses Oeuvres en 1932. Vingt-cinq manuscrits nous ont conservé ce traité, traduit en latin avant 1400. Il s'agit cependant d'un ouvrage de compilation qui a beaucoup emprunté à L'Ornement des noces spirituelles et aux Reden der Unterscheidung de Maître Eckhart. A Groenendael, les opinions sur le mystique allemand étaient probablement très divisées.

En 1382, Godefroid fut envoyé à Eemstein (près de Dordrecht) comme supérieur d'un nouveau couvent de chanoines augustins. On lui avait demandé de régler et de mettre en oeuvre dans cette nouvelle fondation l'office choral et la discipline conventuelle sur le modèle de Groenendael. Godefroid mourut en 1396, à Groenendael probablement. On ignore la durée de son séjour à Eemstein.

13. Ruusbroec et les chartreux

C'est grâce à la diffusion de ses oeuvres que Ruusbroec est entré en contact avec les chartreux. Frère Gérard de Saintes raconte qu'il a eu en main quelques ouvrages de Maître Jean, qu'il les a étudiés et les a transcrits dans un seul codex. Cette collection comprenait Le Royaume des

72

amants de Dieu, L'Ornement des noces spirituelles, Le Livre du tabernacle spirituel, La Pierre brillante et Le Livre de la plus haute vérité. Ce manuscrit est malheureusement perdu. Mais, par bonheur, le prologue de Frère Gérard a été conservé en d'autres manuscrits. Nous pouvons donc laisser la parole au chartreux.

« Bien qu'il y ait dans ces livres beaucoup de paroles et de phrases qui dépassent mon entendement, je pense malgré tout que ces livres doivent être tenus pour bons. Lorsque le Saint-Esprit inspire une doctrine limpide et claire, nous la comprenons sans peine. Mais une doctrine plus élevée demande de notre intelligence plus d'efforts. Et s'il arrive que cette doctrine soit trop haute, alors nous nous humilions devant Dieu et devant les Docteurs qui l'ont mise par écrit.

« Ainsi, moi-même et quelques-uns de nos frères, nous nous sommes enhardis à envoyer quérir Maître Jean, afin qu'il vienne lui-même de vive voix nous expliquer certaines paroles élevées que nous avons trouvées dans ses livres, et surtout un long passage du premier livre, Le Royaume des amants, où il traite du don de conseil et qui nous faisait difficulté. Nous l'invitâmes donc à venir jusque chez nous. Avec sa bonté coutumière, il accepta l'invitation et franchit à pied, malgré les peines qu'il en ressentit, la distance de plus de cinq lieues qui nous séparait. »

Frère Gérard reconnaît que sa requête et celle de ses confrères pouvait paraître indiscrète. Si nous datons de 1362 la visite de Ruusbroec, les chartreux ont demandé un gros effort au prieur qui devait avoir alors près de soixante-dix ans. A vol d'oiseau, Hérinnes se trouve à trente kilomètres de Groenendael ce qui n'est pas rien pour une personne de cet âge.

L'envoyé des chartreux a sûrement attiré l'attention de Ruusbroec sur le fait que « les chartreux ne sortent pas ». Maître Jean tenait en grande estime les moines qui observaient une clôture monastique stricte ; pour eux, il ne crai-

74

gnait ni son temps, ni sa peine. Aussi prit-il la route pour rejoindre ses amis éloignés et encore inconnus, au prix d'un dérangement quelque peu pénible.

Le prieur de Groenendael dut faire une profonde impression sur Frère Gérard. A son arrivée, le copiste semble avoir oublié ses nombreuses questions, frappé qu'il était par son apparence et sa tenue*. Le frère nous montre d'abord sa physionomie, puis la manière dont il donne une conférence à la communauté, et enfin sa conversation lors d'un entretien sur le contenu de ses livres.

« Il y aurait beaucoup de choses édifiantes à dire à son sujet : de sa physionomie sereine et enjouée, de sa manière bienveillante et humble de s'exprimer, de tout son extérieur empreint de spiritualité et de la modestie religieuse visible en son habit et en tout son comportement.

« Tout cela est apparu en particulier lorsqu'il se trouvait au milieu de notre communauté, et que nous nous entretenions avec lui dans l'espoir d'en apprendre davantage au sujet de ses hautes connaissances. On vit bien alors combien il évitait de parler de son propre fond, mais il expliquait quelques exemples et paroles empruntés aux saints Docteurs, avec l'intention de nous exciter à l'amour de Dieu et de nous confirmer dans le service de la sainte Église.

« Quand, à deux ou trois, nous l'avons pris à part pour parler de ses livres et quand nous lui avons dit que nous les possédions déjà et que nous les avions transcrits, il parut aussi libre de vaine gloire en son coeur, que s'il n'en eût été l'auteur. »

A la fin de son séjour, Ruusbroec donna aux chartreux la preuve la plus évidente de son humilité et de son obéissance filiale à son prélat et supérieur : l'amitié, l'apostolat et le témoignage mystique devaient se plier aux prescriptions de

* Cela nous vaut le plus beau des portraits de Ruusbroec, décrit ici comme un saint.

75

la discipline claustrale. Nulle part le visionnaire de Groenendael n'a manifesté aussi clairement sa volonté de rester en tout un fils fidèle de la sainte Église, loin d'être un « libre esprit », affranchi des prescriptions et des structures d'Église :

« Les trois journées que le vénérable religieux passa chez nous nous parurent beaucoup trop courtes ; car tous ceux qui s'entretenaient avec lui ou l'approchaient, sentaient qu'ils en devenaient meilleurs. Et lorsque nous avons insisté, tous ensemble, pour qu'il restât plus longtemps parmi nous, il répondit : « Mes chers frères, avant tout il nous faut être obéissants. J'ai promis à mon supérieur, notre prévôt, d'être de retour à la maison à tel jour déterminé, et il m'a accordé la permission d'être absent jusqu'à ce jour. Il me faut donc me mettre en route bien à temps pour rester dans l'obéissance. » Ces paroles nous édifièrent profondément.

Frère Gérard a écrit, sans aucun doute, le rapport le plus précis et le plus digne de foi que nous possédons sur une circonstance particulière de la vie de Ruusbroec. Nous savons assez bien comment Frère Gérard a terminé sa vie. Peu après la visite de Ruusbroec, il passa à un autre monastère de son ordre, à Zelem près de Diest, et en 1371, il séjourna à la chartreuse de Liège. C'est là qu'il mourut le 15 mars 1377. Le Livre de la plus haute vérité fut transcrit vers 1385 par un chartreux de Zelem ; ce manuscrit se trouve maintenant à l'abbaye de Parc (Ms. 17). On peut raisonnablement supposer que Frère Gérard emporta à Zelem cet ouvrage de Ruusbroec.

La visite de Ruusbroec aux chartreux de Hérinnes fut des plus fructueuses. L'histoire nous apprend que des liens étroits se nouèrent entre Groenendael et différentes chartreuses. Un document officiel nous informe que les chanoines de Groenendael entretenaient des relations amicales avec certains chartreux du couvent Sainte-Barbe à Cologne. Ces pères en étaient si heureux qu'ils demandèrent au prieur

76

général de la grande chartreuse une faveur spéciale pour les frères de Groenendael : que leurs amis brabançons puissent avoir part à toutes les prières et à toutes les bonnes oeuvres de l'ordre cartusien. Et le prieur Guillaume II accorda ce privilège en 1371. Au XVe siècle, Denis de Rijkel (1402-1471), chartreux à Roermonde, travailla à répandre la doctrine de Ruusbroec dans son ordre et au-dehors. C'est lui qui donna au mystique brabançon le titre de « Ruusbroec l’Admirable ». Nous reviendrons plus loin sur le rôle des chartreux de Cologne dans la diffusion des oeuvres de Ruusbroec au xvr siècle.

14. Visiteurs à Groenendael

Pomerius nous relate que deux clercs ou étudiants en théologie — il ne précise pas davantage leur identité — vinrent par curiosité de Paris à Groenendael dans l'attente d'une bonne parole du prieur. Sans raison apparente, Ruusbroec ne leur accorda ni beaucoup de temps ni beaucoup d'attention. Il leur dit tout court : « Vous pouvez être aussi saints que vous le voulez. » Les deux clercs de Paris furent très étonnés de cette brièveté brabançonne et pensèrent que Ruusbroec mettait en doute leurs bonnes intentions. Tout scandalisés, ils racontèrent à d'autres frères ce qui leur était arrivé. Les frères les ramenèrent auprès du prieur et lui demandèrent d'expliciter sa pensée. Ruusbroec le fit en ces termes : « N'est-ce pas vrai ce que je vous ai dit, que vous êtes aussi saints que vous le voulez ? Oui, assurément ! Car la mesure de votre sainteté dépend uniquement de la mesure de votre bonne volonté. Réfléchissez donc en vous-mêmes dans quelle mesure votre volonté tend vers le bien, et vous découvrirez la mesure de votre sainteté. Car chacun est saint dans la mesure où sa volonté tend vers la vertu. » Ces paroles édifièrent grandement les clercs.

77

Avec le temps, Ruusbroec était devenu célèbre : la diffusion de ses écrits n'y était pas pour peu. Des nobles et des puissants venaient nombreux lui rendre visite à Groenendael, des clercs et des maîtres en théologie, mais aussi des jeunes gens et des personnes âgées. Tous venaient chercher lumière et conseil dans des circonstances difficiles, ou bien une parole de consolation et d'encouragement. Ces visiteurs arrivaient des Flandres, de Strasbourg, de Bâle, de la vallée du Rhin. Des docteurs en théologie eux-mêmes venaient « rendre visite à sa Révérence ». L'un d'entre eux, homme de grande renommée et autorité, appartenait à l'ordre des Frères prêcheurs. Pomerius l'appelle « Canclaer », mais la tradition postérieure a lu « Tauler ». Pomerius assure que Tauler (1300-1361) est venu plusieurs fois à Groenendael, et que les ouvrages flamands de Ruusbroec l'ont conduit lui aussi à écrire dans la langue du peuple. Sans doute la visite du mystique rhénan à Groenendael n'est-elle pas une donnée historique ferme, car le récit de Pomerius ne se voit confirmé par aucun document ou témoignage solide. Il est possible que les générations suivantes aient supposé que les deux mystiques se rencontraient régulièrement, parce qu'ils ont transmis dans la langue du peuple une doctrine semblable. Il est d'ailleurs difficile historiquement d'identifier les visiteurs dont il est fait mention plus haut.

Pomerius nomme aussi une fille spirituelle de Ruusbroec, dont l'histoire nous est connue par plusieurs sources. II s'agit d'une dame de noble origine, « une certaine baronne de la Marck, mère d'un seigneur renommé et pieux appelé Ingelbert de la Marck, encore vivant et qui a été accueilli dans la confrérie de notre monastère ». Cet Ingelbert de la Marck était bienfaiteur de Groenendael. Décédé le 8 mars 1422, il est mentionné à cette date dans le registre obituaire du monastère. Cette notice confirme ce que rapporte Pomerius : à cause de ses nombreux bienfaits, ce seigneur eut part aux biens spirituels de la communauté de Groenendael.

78

La vie de sa mère, Élisabeth de Hamal, est connue des historiens. Lorsque Ruusbroec fit sa connaissance vers 1370, elle venait de traverser des années mouvementées. Fille de Jean de Hamal (+ 1386), chef d'armée du prince-évêque de Liège, elle épousa vers 1356 Ingelbert de la Marck (l'ancien) seigneur de Loverval et rejeton d'une très illustre famille. Elle avait tout au plus dix-sept ans, alors que son mari dépassait la cinquantaine. Le mariage fut béni par la naissance de trois enfants : l'aîné était Ingelbert le jeune, futur bienfaiteur de Groenendael.

Très tôt, en 1363 (à vingt-trois ans), elle perdit son mari. Il semble que ce veuvage ne lui ait pas été trop lourd. Vers 1365, elle se fit enlever par son écuyer, Walter de Binckom, qui, en dépit de l'opposition du père d'Élisabeth, en fit son épouse légitime. Mais Walter partit bientôt en pèlerinage vers la Terre Sainte et mourut en chemin. Élisabeth se trouvait veuve pour la deuxième fois, encore belle et séduisante. Fin 1369 ou début 1370, elle se maria pour la troisième fois, avec un veuf déjà avancé en âge mais riche : Renier de Schoonvorst. Ce troisième mari possédait une propriété étendue à Rhode-Sainte-Agathe, dans la vallée de la Dyle, qui devint la nouvelle résidence d'Élisabeth. Là commença la grande épreuve de sa vie ; mais là aussi l'attendait la grâce de Dieu. Lorsque les enfants de Renier entendirent que leur père voulait se remarier avec une jeune veuve au passé quelque peu tumultueux, ils se détournèrent de lui et se mirent à le tracasser de mille façons, occupant ou pillant ses propriétés : la fortune amassée péniblement fondit comme neige au soleil.

A Rhode-Sainte-Agathe, l'épouse déçue entendit parler du bon prieur de Groenendael, son monastère n'étant qu'à deux heures de marche du château. Elle s'y rendit, et il fallut peu de temps pour qu'elle se convertisse radicalement. Voici les faits, tels que Pomerius les rapporte :

79

« Bien que, selon ce que son état demandait, elle fût très mêlée au monde, elle fut intérieurement si touchée par la grâce de Dieu, qu'elle parcourait souvent pieds nus les deux milles qui séparaient son château du monastère de Groenendael, pour rencontrer le prieur qui lui apprenait à mépriser le monde et ses charmes par amour pour Notre Seigneur Jésus-Christ. Finalement, elle partit pour Cologne où elle entra dans un monastère de Sainte-Claire. »

Son troisième époux, le vieux Renier, lui avait probablement montré la voie de la fuite du monde. En 1374 ou 1375, il quitta sa famille et ses biens pour se joindre aux chevaliers hospitaliers de l'île de Rhodes. Il y mourut le 27 décembre 1375. Élisabeth a dû quitter Rhodes peu de temps après le départ de son mari. Ses beaux-enfants impitoyables n'auraient pas supporté plus longtemps sa présence au château. Selon Pomerius, elle se fit clarisse à Cologne, mais une chronique familiale prétend qu'elle se fit emmurer en une cellule de recluse, et qu'elle était encore en vie en 1398.

15. Ruusbroec et Gérard Grote

Gérard Grote naquit à Deventer en 1340, d'une famille aisée et influente. A l'âge de quinze ans, il fut envoyé à Paris pour y entreprendre des études universitaires. En 1358, il conquit le diplôme de « maître ès arts ». Les statuts de l'Université voulaient qu'on n'accorde pas cette promotion aux candidats n'ayant pas encore vingt et un ans. Gérard n'en avait que dix-huit et dut donc obtenir une dispense pour être promu à ce grade, ce qui témoigne d'une grande perspicacité et d'une précoce maturité.

Le jeune savant résida encore quelques années à Paris où il enseigna. Dans le même temps, il entreprenait les démarches nécessaires pour commencer une carrière ecclé-

80

siastique. Vers 1362, il devint chanoine de la cathédrale d'Aix-la-Chapelle, et en 1371, il acquit cette même dignité au chapitre cathédral d'Utrecht. En 1374, il tomba gravement malade dans sa ville natale ; ce qui l'amena à une conversion radicale. Gérard pensait que sa vie terrestre ne serait plus de longue durée ; aussi décida-t-il de porter toute son attention sur la vie éternelle. Il guérit, mais persista dans son propos. Après une confession générale, il renonça à ses prébendes ecclésiastiques et commença une longue retraite chez les chartreux de Monnikshuizen, près d'Arnhem. Il y séjourna deux à trois ans et perçut une vocation à un genre de vie plus apostolique. Bien qu'il ne fût que diacre et refusât, par humilité, le sacerdoce, il reçut, fin 1379, l'autorisation de l'évêque d'Utrecht de prêcher en public. Il fut un ardent réformateur du clergé d'Utrecht et le fondateur d'un mouvement laïque bien connu dans l'histoire sous le nom de « Dévotion Moderne ».

Chez les chartreux, Gérard avait pu utiliser une riche bibliothèque, et il comprit que, comme prédicateur, il ne pourrait aller loin sans livres. Pour cette raisons il décida en 1378 de reprendre le chemin de Paris. Son biographe nous dit qu'il avait dépensé pour l'achat de livres autant de pièces d'or que pouvait en contenir un petit pichet à vin. Pomerius nous raconte sa première visite à Groenendael, et il est probable que le converti de Deventer la fit lors de son voyage à Paris.

Pourquoi Gérard voulait-il faire une halte au milieu de la forêt de Soignes ? Sans doute pour faire personnellement connaissance avec Ruusbroec, dont il avait lu l'un ou l'autre des traités chez les chartreux de Monninkshuizen. Une fois de plus, nous constatons que les disciples de saint Bruno se menaient à l'école du mystique brabançon. Selon Pomerius, Maître Gérard vint à Groenendael avec son ami Jean Cele. Lorsque les deux compagnons eurent franchi la porte du monastère, ce fut justement Ruusbroec qu'ils rencontrèrent en premier. Bien qu'il n'eût jamais vu ni l'un ni l'autre,

81

Maître Jean salua directement Gérard en l'appelant par son nom (ce prodige nous fait penser à la rencontre de saint Benoît avec le roi Totila), souhaita à tous deux la bienvenue et les conduisit à l'hôtellerie.

Les visiteurs demeurèrent quelques jours au monastère, et Gérard Grote eut l'occasion de débattre avec le prieur de ce qu'il avait sur le coeur. Il admirait grandement la doctrine de ses écrits, mais doutait parfois de leur orthodoxie. Ruusbroec répondit simplement « Maître Gérard, sachez bien que je n'ai jamais écrit une seule parole si ce n'est sous l'inspiration du Saint-Esprit. » Selon un autre confrère, le prieur aurait répondu : « Je n'ai rien écrit dans mes livres sans être certain de me tenir en présence de la Sainte-Trinité. » Et comme un prophète lisant l'avenir, il ajouta : « Maître Gérard, bientôt vous comprendrez vous-même la vérité de ces choses qui vous paraissent maintenant encore étranges. Mais votre compagnon, messire Jean, ne pourra jamais les comprendre en cette vie. »

Pomerius décrit ici une rencontre à laquelle il n'a pas personnellement participé, et son récit n'est peut-être pas exact en tous points. Mais l'attitude nuancée de Maître Gérard apparaît également dans ses propres écrits. D'une part, il avait pour le mystique un respect et une admiration très profonds, mais d'autre part, il avait toujours quelque critique à émettre sur son langage et ses raisonnements. Gérard Grote a traduit en latin trois ouvrages de Ruusbroec, mais il n'a pas hésité à y introduire de petites corrections. Il envoya Le Livre du tabernacle spirituel aux cisterciens d'Altencamp et à ses amis d'Amsterdam. Lorsqu'on attaqua L'Ornement des noces spirituelles, il se sentit touché personnellement et prit sur lui de défendre ce qui y était écrit. Mais en même temps, il ne cessait de représenter à ses amis de Groenendael la nécessité de revoir le texte. Il leur offrit ses bons services pour les y aider. Il aurait également aimé « corriger » d'autres traités avant qu'ils ne soient livrés au grand public.

82

Comment expliquer cette réserve chez pareil ami et admirateur ? Dom J. Huijben a répondu à cette question en; termes : « Ruusbroec et Grote s'opposent en tant qu'ils personnifient deux tendances spirituelles opposées. Le mystique brabançon est resté, à maints égards, un homme du Moyen Age : son regard se porte sur l'invisible parce qu'il est fermement convaincu qu'il se cache bien plus de vérité et de réalité dans ce que nous ne voyons pas que dans ce que notre oeil découvre. Grote, au contraire, annonce déjà les temps modernes : il réclame avant tout l'expression de la réalité matérielle, et il est peu sensible à la symbolique et aux spéculations élevées/1. »

Grote a grandi dans un milieu intellectuel totalement différent de celui du visionnaire bruxellois. Mais ces deux grands esprits ne différaient pas seulement au plan intellectuel. Leur tempérament religieux et leur expérience de Dieu étaient, eux aussi, absolument différents. Pour Ruusbroec, Dieu était une source de joie et de lumière, et la vie spirituelle lui semblait une montée paisible vers le paradis. Grote restait le converti qui avait renoncé à sa carrière ecclésiastique afin de s'assurer, par la pénitence et la mortification, la vie éternelle. Cette différence spirituelle ressort nettement d'un bref dialogue que Pomerius nous a transmis :

« Comme Maître Gérard séjournait un temps assez long au monastère près du prieur, et qu'il avait eu avec lui plusieurs conversations, il lui sembla que le bon prieur n'était pas suffisamment animé de la crainte de Dieu. Il trouvait que le prieur était tellement uni à Dieu dans l'amour, qu'il aimait autant mourir que vivre pour le nom du Christ. Et il ne désirait pas plus les joies célestes que les peines de l'enfer pour autant que la volonté de Dieu ait disposé pour lui les unes ou les autres. Maître Gérard, qui ressentait encore plus de crainte de l'enfer que d'amour pour

1. Jan VAN RUUSBROEC, Leven, Werken (Vie et oeuvres), 1931, p.136.

83

Dieu, s'étonna grandement de telles paroles. Aussi se mit-il à faire la leçon au prieur en lui montrant, à l'appui de, nombreuses citations scripturaires et de savants arguments, qu'il avait une trop grande confiance en la bonté de Dieu, puisqu'il ne redoutait pas les peines de l'enfer.

« Le prieur laissa s'écouler ce flot de paroles et il se tut un moment avant de répondre : « Maître Gérard, sachez-le bien, je ne ressens aucune crainte. Je suis prêt à tout accepter de la main de Dieu, tout ce qu'Il a disposé pour moi tant en cette vie qu'après ma mort. Car j'estime que rien de meilleur, rien de plus salutaire et rien de plus heureux ne peut m'arriver. Aussi ne désiré-je rien d'autre si ce n'est qu'Il me trouve toujours prêt à accepter sa tout aimable volonté. »

Les nombreuses citations et les arguments habiles n'avaient donc aucune prise sur cet homme déjà avancé en âge, qui depuis longtemps conversait familièrement avec Dieu. Maître Gérard l'a bien compris, et a accepté humblement que Ruusbroec fût plus proche que lui du Seigneur, et mieux au fait de ses voies. Dans une lettre à la communauté, il sollicite ainsi la prière du prieur :

« Je tiens à me recommander à la prière de votre prévôt et prieur. Pour le temps et pour l'éternité, je voudrais être « l'escabeau du prieur », tant mon âme lui est unie dans l'amour et le respect. Je brûle déjà du désir d'une seconde rencontre ; ainsi votre présence animante me renouvellerait et je pourrais prendre quelque chose de votre esprit. Pour le moment, je dois me contenter de cet espoir, et ne puis qu'exprimer un souhait sans savoir quand il se réalisera/2. »

Maître Gérard affirmera d'autre part que le bon et saint prieur n'était pas moins inspiré par l'Esprit Saint que le grand Docteur de l'Église, le pape Grégoire le Grand. Il ne dit pas cela pour s'allier la bienveillance et la faveur du

2. Gerardi Magni Epistolae, éd. W. MULDER, p. 107-108.

84

prieur ou de sa communauté, mais pour recommander les ouvrages de Ruusbroec : c'est grâce à Grote que les frères et les soeurs de la Vie Commune eurent connaissance des oeuvres de Ruusbroec. Grâce à son autorité, les écrits appartenant au mouvement de la Dévotion Moderne, spécialement L'Imitation de Jésus-Christ, pourront vulgariser la doctrine du prieur de Groenendael.

[…]

1. A la première génération appartiennent plusieurs confrères de Ruusbroec à Groenendael ; ce sont Jean de Leeuwen, Guillaume Jordaens, Godefroid Wevel et Jean de Schoonhoven. Deux auteurs de la communauté de Windesheim se rattachent également à cette génération : Henri Mande (1360-1431) et Gerlach Peters (1378-1411).

103

Henri Mande vivait à Windesheim comme oblat : il avait cédé tout ce qu'il possédait au monastère, après avoir été clerc à la cour du comte de Hollande. Bien qu'il n'eût prononcé aucun voeu, le couvent veillait à son entretien moyennant quelques menus services. A Windesheim, l'ancien clerc continue d'écrire abondamment : une douzaine d'écrits spirituels portent son nom, largement inspirés des ouvrages d'autres auteurs, principalement Hadewijch et Ruusbroec.

Gerlach Peters, au cours de sa brève existence, écrivit beaucoup moins, mais il dépasse Mande par sa profondeur et son originalité. Sa vue était très faible (il était myope). Il dut, pour cette raison, attendre des années avant de pouvoir faire profession, c'est-à-dire jusqu'à ce que son bon ami Jean Scutken ait recopié pour lui un livre de choeur, avec des lettres et des notes d'une taille exceptionnelle. Son oeuvre principale est le Soliloquium ou Monologue de l'âme avec Dieu.1 Gerlach n'a jamais eu l'intention de rédiger un traité bien ordonné. Il notait des pensées et des inspirations sur de petits morceaux de parchemin ou de papier, comme Pascal le fera quelques siècles plus tard pour ses Pensées. Après sa mort, son ami Jean Scutken rassemblera ces fragments, les répartira en chapitres et les répandra sous forme de livre. Ce Soliloquium est un témoignage personnel d'un contenu exceptionnel. L'influence de Ruusbroec y est tout à fait perceptible. Qu'on lise, en guise d'exemple, le chapitre 28 :

« Qui pourra jamais comprendre pleinement comment le Seigneur regarde et contemple sans cesse en nous son image éternelle et indestructible ? Qui pourra comprendre comment Il se voit et connaît Lui-même en nous ? Car Il peut être présent en nous avec toute sa plénitude. D'ailleurs, Il jouit de Lui-même en chacun de nous et nous jouissons de Lui aussi bien en Lui qu'en nous-mêmes. Il désire expressément que nous ressemblions toujours plus à l'image d'après laquelle Il nous a créés, car Il recherche jalousement notre amour...

« Aussi se saisit-il parfois de toutes nos puissances, pas seulement

104

de nos puissances supérieures, mais parfois aussi de nos puis_ sances inférieures et Il les unit à Lui. Il leur enlève la faculté d'agir pour qu'aucune dissemblance ne subsiste, mais qu'Il nous possède totalement et que nous souffrions son action. »

2. A la deuxième génération appartiennent Denys le Chartreux (1402-1471), Henri van Hem (1400-1477) et Thomas a Kempis (1380-1471), que nous considérons comme l'auteur de L'Imitation de Jésus-Christ.

Denys a passé la majeure partie de sa vie à la chartreuse de Roermonde. Il fut un écrivain infatigable qui, dans ses cent soixante-neuf ouvrages et opuscules, a réécrit toute la théologie médiévale. Au XVIe siècle, les chartreux de Cologne ont édité son oeuvre intégrale, la considérant comme une véritable machine de guerre contre la Réforme. Denys nourrissait une profonde admiration pour les ouvrages de Ruusbroec ; il fut le premier à conférer au mystique brabançon le titre d'Admirable.

Henri van Herp fut d'abord recteur chez les frères de la Vie Commune à Delft et à Gouda. En 1450, il se fit frère mineur ; il mourut en 1477 gardien du couvent de Malines. Son oeuvre maîtresse, Le Miroir de la perfection, fut traduite en latin par un chartreux de Cologne, Pierre Bloemeveen (1536). Hem, en latin Harphius, suit si fidèlement la doctrine spirituelle du prieur de Groenendael qu'on l'a appelé « Le héraut de Ruusbroec ».

L'ouvrage le plus répandu et lu de la Dévotion Moderne est sans conteste L'Imitation de Jésus-Christ. L'original latin est l'oeuvre de Thomas a Kempis, chanoine de Windesheim vivant au monastère du Mont-Sainte-Agnès, près de Zwolle. Certains prétendent qu'il est bien difficile de trouver quelque influence de Ruusbroec dans L'Imitation. On ne peut soutenir pareille assertion que si l'on cherche dans L'Imitation des citations littérales extraites des oeuvres de Ruusbroec. Mais les idées maîtresses de L' Imitation de Jésus-Christ sont

105

presque toutes empruntées aux deux premières parties de L'Ornement des noces spirituelles. Il faut cependant reconnaître que Ruusbroec et Thomas a Kempis ont écrit selon un point de vue différent. Le prieur de Groenendael part de la plénitude de son expérience personnelle, et sa vision mystique propre pénètre tous les aspects de la vie spirituelle. Chez Thomas a Kempis, cette vision mystique se transforme en une voie ascétique pour le commun des fidèles désireux de se dégager de l'emprise des choses extérieures pour découvrir la douceur du paradis intérieur.

[...]

3. C'est surtout dans la Gueldre et en Brabant du Nord que l'on trouve la troisième génération d'auteurs ayant vécu et écrit dans l'esprit de Ruusbroec. Il faut mentionner en premier lieu l'auteur de La Perle évangélique2 et Le Temple de notre âme. Une étude récente du père Begheyn s.j., attribue ces ouvrages à une parente de saint Pierre Canisius, dont le nom est Reinilde van Eymeren (1463-1540), religieuse au couvent de Sainte-Agnès d'Arnhem.

Cet auteur était liée par une grande amitié à Maria van Hout (+ 1547), une béguine qui vécut à Oisterwijk (près de Tilburg). Malgré sa vie cachée et son manque d'instruction, Maria attirait de nombreux visiteurs, clercs et laïcs, qui l'interrogeaient sur tous les problèmes de la vie spirituelle. Elle correspondait avec le prieur de la chartreuse de Cologne, Gérard Kalckbrenner, et avec les premiers jésuites établis en cette ville. Pierre Canisius l'appelait « notre mère » et la tenait en très haute estime. Maria van Hout a écrit deux traités spirituels : La Voie droite et Le Paradis des âmes aimantes. Elle a certainement résidé à Cologne durant quelques années, et elle y est décédée en 1547. Cinq ans après sa mort, Surius y publiait la traduction latine de toutes les oeuvres de Ruusbroec.

Parmi les lecteurs de ses ouvrages, Ruusbroec a compté principalement les chartreux et des disciples de la Dévotion Moderne. Après le concile de Trente, la spiritualité subit la marque des thèmes de la Contre-Réforme : la dévotion mariale et la piété eucharistique prirent alors une grande importance. Ruusbroec ne fut pas entièrement oublié, mais

107

clercs et laïcs s'intéressèrent davantage à ses reliques et à son culte qu'à ses oeuvres. En 1624 parut la toute première édition en néerlandais de L'Ornement des noces spirituelles. Cette fois, ce n'était pas la communauté de Groenendael qui en était responsable, mais le capucin Gabriel d'Anvers.



Relevé des noms

Pomerius n'a pas connu Ruusbroec personnellement ...Il cite:

Jean de Hoellaert (- 1432) et Jean de Schoonhoven (- 1431).

oncle, le riche chanoine Jean Hinckaert

un chanoine plus jeune, Frank de Coudenberg,

1343, Frank de Coudenberg (+ 1386), Jean Hinckaert (+ 1350) et Jean de Ruusbroec (+ 1381) vinrent occuper l'ermitage de Groenendael. Sept années durant, ils vécurent sans engagement juridique, sans se lier, ni les uns envers les autres, ni envers la hiérarchie de l'Église

Frère Gérard de Hérinnes

simple clarisse de Bruxelles, soeur Marguerite de Meerbeke

des chartreux de Hérinnes

Dame Machteld, veuve du chevalier Jean de Culemborg.

trois ermites de Cologne, dont Surius donne les noms : Daniel de Pess, le seigneur de Bongarden et Gobelin de Mede

1. Le premier et le plus important parmi les fondateurs de Groenendael, Frank de Coudenberg, vécut jusqu'au 11 juillet 1386.

2. Jean de Leeuwen (+ 1378) était originaire d'Affligem. Il rejoignit la communauté de Groenendael en 1344, un an à peine après le début de la fondation. « le bon cuisinier de Groenendael »

auteurs spirituels antérieurs à Ruusbroec : la poétesse flamande Hadewijch et le mystique allemand Maître Eckhart.

3. Maître Guillaume Jordaens

4. Godefroid de Wevel, chanoine de Groenendael,

deux clercs de Paris

Gérard Grote naquit à Deventer en 1340

1. A la première génération appartiennent plusieurs confrères de Ruusbroec à Groenendael ; ce sont Jean de Leeuwen, Guillaume Jordaens, Godefroid Wevel et Jean de Schoonhoven. Deux auteurs de la communauté de Windesheim se rattachent également à cette génération : Henri Mande (1360-1431) et Gerlach Peters (1378-1411).

2. A la deuxième génération appartiennent Denys le Chartreux (1402-1471), Henri van Hem (1400-1477) et Thomas a Kempis (1380-1471)

3. C'est surtout dans la Gueldre et en Brabant du Nord que l'on trouve la troisième génération d'auteurs ayant vécu et écrit dans l'esprit de Ruusbroec. Il faut mentionner en premier lieu l'auteur de La Perle évangélique


environ 10 à 15 noms

Carmélites françaises

I. Fondations et figures à l’âge classique.

Le thème cher au Carmel est celui de l’humilité, comme celui des franciscains est celui de la pauvreté, les deux ne s’excluant guère dans la pratique. Il est souligné par le rôle exceptionnel et inattendu de sœurs converses, dites du voile blanc : on le voit dès la transmission de l’Espagne en France par le rôle central assumé par Anne de Saint-Barthélemy. Ce thème fut bien mis en valeur par Anne de Jésus, lorsque cette dernière fit passer en tête, le jour de la prise de voile des premières carmélites françaises, deux figures : la laïque madame Acarie aux côtés de l’humble Andrée Levoix, arrêtant ainsi, par quelque inspiration bienvenue, les autres paires de postulantes accompagnées, qui les précédaient à l’entrée solennelle de la cérémonie.

Madame Acarie tout à la fin de sa vie obéira, non sans avoir éprouvée une première résistance, à l’ordre intimement reçu de Thérèse : devenir un jour sœur converse. Madeleine de Saint-Joseph avait demandé d’être converse ; elle restera très discrète, au risque d’apparaître à certains comme l’ombre du cardinal de Bérulle. A la fin du siècle, le frère convers Laurent de la Résurrection inspirera un Fénelon avant bien d’autres. Dans la réforme parallèle dite de Touraine, l’aveugle convers Jean de Saint-Samson assura la formation mystique d’une génération de Grands carmes.

En effet, l’humilité est bien adaptée à la vie contemplative, qui peut abriter un orgueil nourri de l’évidence d’une différence, comme la pauvreté est bien adaptée à une vie active, qui peut se satisfaire des richesses acquises. Dieu cisèle délicatement ce qui convient à chacun.

Il reste à rendre justice à ces figures négligées par suite de leur humilité, de l’effacement volontaire de leurs personnes, qui se retrouvent alors à l’ombre de ceux qui les gouvernent - même si la vérité jointe à l’humilité dans une limpide rectitude permet à une discrète Madeleine de Saint-Joseph d’être ferme et libre dans ses rapports avec les Grands. Aussi nous privilégions ici Anne de Saint-Barthélemy, Jean de Quintadanavoine, madame Acarie, Madeleine de Saint-Joseph et Marie de Bréauté, leurs dirigées… C’estl’intérieur mystique vécu au sein des carmels et non plus les aspects extérieurs et leurs acteurs très visibles, tel le cardinal de Bérulle. Ces derniers ont été largement couverts et mis en valeur par de nombreuses études historiques.

Une greffe réussie.

L’implantation du carmel réformé en France est un cas exemplaire de l’Invasion mystique chère à l’historien du Sentiment religieux Bremond. Privilégiant ceux qui vécurent « au carmel » ou du moins qui furent en accord étroit avec les religieuses, plutôt que ceux qui l’administrèrent, assure la reconnaissance des figures mystiques, et évite de s’attacher au cadre formel des règles et des conflits compliqués propres à l’histoire de l’institution. Nous commençons par illustrer l’humilité carmélitaine en soulignant le rôle du co-fondateur Jean de Quintadanavoine.

Jean de Quintanadueñas de Brétigny (1556-1634) et ses voyages.

[...]

Le cercle de madame Acarie.

[...]

Le vécu mystique de Madame Acarie, (première) Marie de l’Incarnation.

[...]

« Le » voyage d’Espagne.

[...]

Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637), une vie cachée.

[...]

Sœur Catherine de Jésus.

[...]

Marie de Jésus de Bréauté (1579-1652).

[...]

Agnès de Jésus Maria de Bellefonds (1611-1691).

[...]

Une « filiation » ?

Il est plus important de faire vivre les figures intérieures aux couvents du carmel, directement en prise avec l’aventure mystique, que de retracer les péripéties des traverses qu’elles durent surmonter et le détail de règles diverses auxquelles elles se soumettaient volontiers dès lors qu’on leur laissait leur liberté intérieure sans exercer une inquisition des âmes.

Nous avons présentés, dans la section consacrée à l’Espagne, les figures des deux carmélites espagnoles les plus proches de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila : Anne de Jésus (1545-1621) et Anne de Saint-Barthélémy (1549-1614). Elles contribuent brièvement mais de façon décisive à la transplantation du carmel en France. Anne de Saint-Barthélémy fut chargé du noviciat du premier carmel de l’Incarnation. Elle était remarquable par sa douceur non dénuée de fermeté 3.

Dès sa nomination comme prieure, elle désigna Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637) pour la remplacer comme maîtresse des novices ; elle gardera une « estime particulière » pour Marie de Jésus (de Bréauté), intime de Madeleine et pour Marie de la Trinité (Sevin). Nous allons sortir de l’ombre ces trois figures. Madeleine de Saint-Joseph est la plus importante d’entre elles car la majorité des fondatrices de carmels en France se forment sous la direction spirituelle de cette maîtresse des novices puis supérieure du couvent de Paris.

On devine un réseau spirituel symétrique du réseau que nous mettrons en évidence chez les pré-quiétistes normands puis parisiens où se mêlent religieux et laïcs dans le monde. Mais dans le cas du carmel il est délicat d’en trouver des preuves explicites parce que tout se passe au sein de communautés réglées et fermées ne livrant que peu de traces écrites personnelles tandis que dans le monde ouvert, où vivaient un Bernières ou plus tard une Madame Guyon, l’échange de lettres de direction palliait à l’éloignement physique.

Nous pensons qu’une filiation mystique existe chez les carmélites réformées comme chez les grands carmes. En témoignent indirectement des textes normatifs expliquant la « demeure » intérieure ou le sens mystique de l’Ecriture, des lettres même si ces dernières remplissent d’abord une fonction de contact intercommunautaire, des dépositions faites à l’occasion de procès de béatification même si les témoins ont en vue de souligner la sainteté plutôt que l’activité mystique (les témoignages retenus dans les procès n’incluent pas ce qui reste du domaine « psychologique » tandis que les miracles sont considérés comme des faits « objectifs » pouvant avancer la cause d’un procès). Puis ces traces disparaissent à la fin du siècle, comme c’est le cas pour la génération qui suit les disciples directs de Jean de Saint-Samson, tandis que l’on perçoit une involution ascétique dans les « livres » de religieuses, sous l’influence jansénisante.

Les influences passent d’Espagne en France selon un réseau dont nous situons les figures en deux tableaux complémentaires, à la fin de ce chapitre. Une chaîne passe par Pierre d’Alcantara - Teresa et Jean de la Croix - Ana de San Bartolome et Ana de Jesus - Madeleine de Saint-Joseph … sans préjudice d’influences adjacentes, convergentes ou divergentes dont se détachent les figures de Madame Acarie co-fondatrice du Carmel français, de Gallemant… Elle irrigue les fondations religieuses de Jeanne de Chantal et de la Mère Mectilde du Saint Sacrement. Parallèlement (mais sans contact semble-t-il) Jean de Saint-Samson, carme de la réforme dite de Touraine (réforme française indépendante de celle de Jean de la Croix) initie des disciples dont Maur de l’Enfant-Jésus. Ce dernier - comme plus tard la Mère du Saint Sacrement - seront en relation avec Madame Guyon. Enfin, des influences probables venant « de l’extérieur » ne sont pas répertoriées, puisque nous nous limitons à l’ordre du Carmel : influences de conversos sur Teresa ; influences possibles venant du vieux fond islamique sur Jean de la Croix ; influences certaines des « mystiques du Nord » sur Jean de Saint-Samson.



Collecte de noms

Anne de Saint-Barthélemy

Anne de Jésus

Barbe Acarie, devenue la converse Marie de l’Incarnation, meurt le mercredi de Pâques 1618.

Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637), une vie cachée.

Laurent de la Résurrection

Jean de Quintadanavoine Son « coup de foudre » se produit au premier entretien avec Maria de San José, prieure du couvent déchaussé de Séville - rencontre Jean de la Croix en tant que jeune laïc assistant exceptionnellement au chapitre des carmes déchaussés - rencontre le confesseur de Teresa, le Père Gratien (Graciàn) qui « lui fit suivre quelques mois les exercices du noviciat" - … il faudrait faire accompagner ces religieuses d’une demi-douzaine des pères les plus graves de l’Ordre…1 ». Mais Brétigny tient bon. Il forme une sorte de petite communauté à Madrid avec Etienne Fouquet, prêtre, et Romain Le Doux, serviteur. On y lit à trois l’excellent Art d’aimer Dieu d’Alonso de Madrid. On pratique deux heures d’oraison journalière.

Des réunions prennent place à Paris chez madame Acarie, dans la cellule de dom Beaucousin et dans la chapelle publique de la chartreuse de Vauvert, réunissant : Père vicaire, Gallemant, Duval, Bérulle (cousin de Mme Acarie), Brétigny. Occasionnellement les Pères Pacifique et Archange, capucins ; enfin François de Sales

Jacques Gallemant (1559-1630)

André Duval (1564-1638) protège Vincent de Paul en opposition avec Bérulle

Catherine de Jésus (1589-1623) est une figure attachante, typique des vies brèves

Marie-Madeleine de Jésus (1579-1652) [de Bréauté] fut la compagne très proche de Madeleine de Saint-Joseph

influences issues des carmels : la rencontre à Dijon d’Anne de Jésus orienta dès le début du siècle la grande mystique Jeanne de Chantal et des liens se tissèrent ensuite entre visitandines et carmélites


environ 15 à 20 noms



Spinoza

Œuvres	
complètes	

ÉDITION PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE BERNARD PAUTRAT

AVEC LA COLLABORATION
DE DAN ARBIB, FRÉDÉRIC DE BUZON,
DENIS KAMBOUCHNER, PETER NAHON,
CATHERINE SECRETAN ET FABRICE ZAGURY
erie
Tous droits de traduction, de rOroduelion et d'adaptation réservés pour tous les pays.
© Éditions Gallimard, 2022


Introduction	XVII
[...]

A la lecture du Court traité, on imagine aisément l'impression que pouvait faire le jeune philosophe sur ses camarades.

Les questions métaphysiques auxquelles Descartes les avait déjà

XVIII	
rompus, voilà qu'elles étaient reprises par leur ami, et dans des termes dont les conséquences « hérétiques » ne leur échappaient sûrement pas : Dieu, le Dieu des autorités, n'en sortait pas indemne, ni l'homme, que l'audacieux dépossédait de sa liberté chérie. Du reste, au moment de livrer son écrit à ses amis, sur leur demande, Bento les avertit, prémonitoire :

Ne vous étonnez pas de ces nouveautés, car vous savez bien qu'une chose ne cesse pas d'être une vérité pour la seule raison qu'elle n'est pas acceptée par beaucoup. Et comme vous n'êtes pas non plus ignorants du caraftère de l'époque où nous vivons, je vous prie instamment de prendre grand soin concernant la communication de ces choses à d'autres.
Je ne veux pas dire que vous deviez les garder entièrement pour vous, mais seulement que si jamais vous commenciez à les communiquer à quelqu'un, vous n'ayez pas d'autre intention ni d'autre mobile que le salut de votre prochain, et qu'en même temps, vous ayez de lui la certitude évidente que la récompense de votre travail ne sera pas trompée/1.
Un manuscrit en fut donc livré aux amis, qui circula entre eux et probablement au-delà. Aucune copie d'époque n'a cependant été conservée, et le texte n'en a été découvert que par hasard, deux siècles plus tard/2. On peut s'étonner qu'il ne figure pas dans les Œuvres posthumes. Comme si tout s'était ligué pour le faire disparaître. Peut-être Spinoza l'a-t-il très vite perçu comme la simple ébauche, presque le brouillon, de l'ouvrage qui résoudrait enfin vraiment le problème de Bento en produisant nécessairement chez son lecteur l'expérience de la béatitude. 
[...]

Vers la fin de 1662, Johannes Casearius, un étudiant

en philosophie et théologie de Leyde, peut-être passé lui aussi sur les bancs de Van den Enden, lui demande des leçons particulières de cartésianisme. Étonnamment, Spinoza accepte, et même, pour ce faire, le loge quelque temps sous son toit. Il lui enseigne donc, personnellement, Les Principes de la philosophie de Descartes/2. Dans le petit cercle, on s'émeut de ce privilège, les amis veulent savoir. Spinoza leur communique donc le texte de ses leçons, qui est une présentation, à la façon des géomètres (more geometrico), de la partie II des Principes (ainsi que
xx	
du tout début de la partie III), par quoi, étrangement, il a commencé. Les amis s'enthousiasment, lui demandent instamment de faire subir la même opération à la partie I et finalement l'incitent à en faire un livre. Il se laisse convaincre, à la condition expresse que ses leçons soient précédées d'une préface signalant que l'ouvrage a été fait dans la hâte et, surtout, qu'y est exposée la pensée de Descartes, non la sienne. Son ami Lodewijk Meyer s'en charge. Depuis sa nouvelle résidence, Voorburg, encore une bourgade, Bento s'occupe activement de la publication, et vers la fin de l'été 1663, le libraire Rieuwertsz, qui fait lui aussi partie du cercle de ses proches et qui a publié en 1657-1661 les traductions en néerlandais des OEuvres complètes de Descartes (Alle de werken van de Heer Renatus Des-Cartes), met en vente un livre portant sur sa page de titre : «LES PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DE RENÉ DESCARTES, Parties I et II démontrées selon la manière géométrique par BENEDICTUS /1 DE SPINOZA d'Amderdam. Auxquelles sont jointes ses Pensées métaphysiques, dans lesquelles sont brièvement expliquées les plus difficiles questions qui se rencontrent tant dans la partie générale de la métaphysique que dans la partie spéciale. » 
[…]
XXVIII
[...]
C'en est fini, dirait-on, de l'énergumène radical, de celui qui a successivement délivré sa pensée, la pensée, des carcans juif, cartésien, théologique, et de toute autre autorité que la seule qui vaille à ses yeux, celle de la raison, outil de cette libération. Un certain Spinoza est mort, celui-là qu'on enterre. Seulement il va ressusciter, renaître plus grand, plus grave encore, celui que seuls connaissaient ses intimes, et dont ils vont faire don au monde, à l'histoire. Il a pris ses dispositions : son logeur, Van der Spijck, est chargé de faire parvenir à l'ami Rieuwertsz, le libraire-éditeur d'Amsterdam, le petit meuble aux manuscrits. Van der Spijck exécute fidèlement la consigne, et de ce petit meuble va sortir le très grand philosophe qui s'y était caché. Les amis les plus proches se réunissent autour du précieux dépôt et font paraître sans tarder, à la fin de l'an 1677, un volume rassemblant les oeuvres posthumes de leur maître, sous deux formes, en latin, pour les doctes, et en néerlandais, pour le commun des mortels. Signées laconiquement, à sa demande, B. D. S.Z. Et dans ce volume va se distinguer éminemment l'ouvrage qui fera époque, celui sans lequel jamais Spinoza n'eût été l'astre de première grandeur qu'il eSt encore pour nous trois siècles et demi plus tard, l'Éthique.
[...]

1474 « La Vie de B. de Spinoza » par Jean Colerus
[...]
IL EST CONNU DE PLUSIEURS PERSONNES DE GRANDE CONSIDÉRATION.

Spinosa n'eut pas plûtôt publié quelques-uns de ses Ouvrages, qu'il se fit un grand nom

dans le monde, parmi les Personnes les plus distinguées, qui le regardoient comme un beau génie et un grand Philosophe. Monsieur Stoupe Lieutenant-Colonel d'un Régiment Suisse au service du Roi de France, commandoit dans Utrecht en 1673. Il avoit été au paravant Ministre de la Savoye à Londres, dans les troubles d'Angleterre au tems de Cromwell; il devint dans la suite Brigadier, et ce fut en faisant les fondions de cette Charge, qu'il fut tué à la Bataille de Steenkerke. Pendant qu'il étoit à Utrecht il fit un Livre qu'il intitula, la Religion des Hollandois, où il reproche entr'autres choses aux Théologiens Réformez, qu'ils avoient vû imprimer sous leurs yeux en 1670 le Livre qui porte pour tître, Tractatus Theologico-Politicus /33, dont Spinosa se déclare l'Auteur en sa dix-neuviéme Lettre /34, sans cependant s'être mis en peine de le réfuter, ou d'y répondre. C'est ce que Mr. Stoupe avançoit. Mais le célébre Braunius Professeur dans l'Université de Groningue a fait voir le contraire dans un Livre qu'il fit imprimer pour réfuter celui de Mr. Stoupe/35 : et en effet, tant d'écrits publiez contre ce Traité abominable, montrent évidemment que Mr. Stoupe s'étoit trompé. Ce fut en ce tems là même qu'il écrivit plusieurs Lettres à Spinosa, dont il reçut aussi plusieurs Réponses/36; et qu'il le pria enfin de vouloir bien se rendre à Utrecht dans un certain tems qu'il lui marqua. Mr. Stoupe avoit d'autant plus d'envie de l'y attirer, que le Prince de Condé qui prenoit alors possession du Gouvernement d'Utrecht, souhaitoit fort de s'entretenir avec Spinosa ; et c'étoit dans cette vûë qu'on assuroit, que son Altesse étoit si bien disposée à le servir auprès du Roi, qu'elle espéroit d'en obtenir aisément une Pension pour Spinosa, pourvû seulement qu'il pût se résoudre à dédier quelqu'un de ses Ouvrages à Sa Majesté. Il reçut cette Dépêche, accompagnée d'un Passeport, et partit peu de tems après l'avoir reçûë. Le Sieur Halma, dans la Vie de nôtre Philo-
1475
sophe, qu'il a traduite et extraite du Dictionnaire de Mr. Bayle, rapporte à la page 11, qu'il est certain qu'il rendit visite au Prince de Condé, avec qui il eut divers entretiens pendant plusieurs jours, aussi-bien qu'avec plusieurs autres Personnes de distinction, particulièrement avec le Lieutenant-Colonel Stoupe. Mais Vander Spyck et sa femme chez qui il étoit logé, et qui vivent encore à present, m'assurent qu'à son retour, il leur dît positivement, qu'il n'avoit pu voir le Prince de Condé, qui étoit parti d'Utrecht quelques jours avant qu'il y arrivât. Mais que dans les entretiens qu'il avoit eus avec Mt: Stoupe, cet Officier l'avoit assuré qu'il s'employeroit pour lui volontiers, et qu'il ne devoit pas douter d'obtenir, à sa recommandation, une Pension* de la libéralité du Roi. Mais que pour lui Spinosa, comme il n'avoit pas dessein de rien dédier au Roi de France, il avoit refusé l'offre qu'on lui faisoit, avec toute la civilité dont il étoit capable.
Après son retour, la Populace de la Haye s'émût extraordinairement à son occasion, il en étoit regardé comme un Espion ; et ils se disoient déja à l'oreille, qu'il falloir se défaire d'un homme si dangereux, qui traitoit sans doute d'affaires d'État, dans un commerce si public qu'il entretenoit avec l'Ennemi. L'Hôte de Spinosa en fut allarmé, et craignit avec raison, que la canaille ne l'arrachât de sa maison, après l'avoir forcée, et peut-être pillée ; mais Spinosa le rassura et le consola le mieux qu'il lui fût possible. 
[...]
1511 Court traité	Notice
[...]

Que sait-on de ces « disciples » et « amis » ?

Les premiers, les plus proches et les plus fidèles, sont entrés en relation avec Spinoza à l'époque de son exclusion de la communauté juive d'Amsterdam, en 1656. Leur « cercle/4 » était composé de Pieter Balling, Jarig Jelles, Lodewijk Meyer et Simon Joosten de Vries. Hormis Meyer, de confession luthérienne, les trois autres appartenaient à l'un de ces nombreux mouvements hétérodoxes que permettait la tolérance religieuse aux Pays-Bas. Ainsi, Jarig Jelles et Pieter Balling étaient membres de la communauté mennonite (ou anabaptiste) d'Amsterdam, mais aussi, avec Simon Joosten de Vries, du mouvement « collégiant », c'eSt-à-dire de ce courant calviniste libéral qui s'était constitué après la condamnation et l'exil des remontrants à l'issue du synode de Dordrecht, en 1619, et qui réunissait, dans ses assemblées, ou « collèges », des réformés de tendances variées. À ce premier cercle, il faut ajouter Jan Rieuwertsz, figure importante car il sera l'éditeur de toutes les oeuvres de Spinoza, comme de celles des « collégiants », et que, déjà en 1657, on lui devait la publication des oeuvres de Descartes dans la tradulion néerlandaise de Jan Hendriksz Glazemaker (mennonite lui aussi). Rencontrés par Spinoza à l'université de Leyde, sans doute avant 166o, Johannes Bouwmeester, étudiant en philosophie et en médecine, ami de Lodewijk Meyer, et Adriaan Koerbagh, étudiant en droit, ont également fait partie de cet entourage, sans oublier Franciscus van den Enden. Les uns et les autres formaient un groupe assez hétérogène, mais qui représentait à la fois les « marchands philosophes/5 » caractéristiques de la société néerlandaise du XVIIe siècle (Balling, Jelles et De Vries étaient de riches négociants d'Amsterdam) et le public des amateurs éclairés, souvent plus ouverts aux idées nouvelles que les philosophes académiques.
D'après ce que nous savons de ce « cercle » spinoziste, il est clair que tous professaient un même attachement à la liberté de pensée, à la critique du dogmatisme religieux, à la dénonciation de la superstition et de l'autorité ecclésiastique. S'y ajoutait l'influence du cartésianisme, omniprésent à l'arrière-plan de bien des propositions du Court traité et

4. Voir Koenraad Oege Meinsma, Spinola et son cercle. Étude critique higorique sur les hétérodoxes
hollandais, Vrin, 1983.
5. Gaspar Barlaeus, Mercator Sapiens, sive oratio de conjungendis mercaturae et philosophiae
Amsterdam, G. Blaeu, 1632.
1512 Court traité	Notice
auquel certains, comme Lodewijk Meyer, avaient adhéré très tôt. Au sein de ce milieu de libres penseurs allaient mûrir quelques-unes des oeuvres les plus radicales de l'époque, tant sur le plan théologique et religieux que sur le plan politique. Mais au début des années 1660, au moment où l'on situe l'élaboration du Court traité, Lodewijk Meyer n'a pas encore publié sa Philosophia S[andae] Scripturae interpres, ni Adriaan Koerbagh son Bloemhof van allerle lieflijkhed sonder verdriet (1668 ; Un jardin de toutes sortes de choses aimables), et les Vrye politijke stellingen (Libres propositions politiques) de Franciscus van den Enden ne paraîtront qu'en 1665. Le plus « scandaleu[x] », ce sont encore les propositions qu'énonce Spinoza dans son Court traité, et leur auteur en et bien conscient (chap. xviii).
C'est donc pour ce petit groupe d'amis, et à sa demande, que Spinoza, nous l'avons dit, écrit le Court traité. Les lettres qu'il échange avec eux (en particulier la lettre 8) témoignent de la manière dont ses amis lisaient ses manuscrits et lui posaient des questions afin d'obtenir des éclaircissements. Mais s'il est important d'avoir à l'esprit qu'un certain public fut aussi étroitement associé à la genèse du Court traité, ce n'est pas pour créditer ces premiers interlocuteurs d'une participation qui donnerait un caradère collectif à l'oeuvre. Leur rôle fut d'un autre type, il est d'avoir influencé le langage de Spinoza, d'avoir incité celui-ci à ne pas trop déroger à l'« usage commun de la langue/1 » afin de ne pas dérouter un auditoire ou des lecteurs dont la liberté de pensée ne faisait pas pour autant des incroyants. Peut-être ici encore plus qu'ailleurs, parce que ce texte inaugure l'audace sans précédent d'une pensée, Spinoza semble s'être, en effet, donné la règle de se mettre à la portée de son public : « [S]i quelqu'un voit méprisée et piétinée sa sagesse (avec laquelle il pourrait être utile à son prochain) parce qu'il porte un mauvais vêtement, il fait bien si, par volonté de l'aider, il se procure un vêtement qui ne le choquera pas, se rendant ainsi semblable à son prochain pour le gagner/2. » D'où l'usage fréquent d'un lexique religieux, la présence de notions qui n'ont de sens qu'au sein de la dogmatique réformée, ou chrétienne, comme celle de « régénération » (wedemboorte) qu'on ne retrouve guère ailleurs sous la plume de Spinoza, mais aussi celles de « prédestination », de « providence », d'« amour de Dieu pour l'homme », d'opposition entre l'« esprit et la chair », etc. Certes, nous savons combien souvent chez Spinoza ces emprunts à une terminologie traditionnelle, philosophique ou théologique, ne font que masquer des ruptures radicales. Mais l'ambiguïté du vocabulaire employé dans le Court traité permettait à ses amis et disciples de le suivre jusqu'à un certain point. Ainsi s'explique que, dès 1662, certains éléments du système spinoziste (cause immanente, ordre et nécessité des lois de la Nature, connaissance intuitive) aient pu recevoir une interprétation spiritualiste et se retrouver au premier plan d'un texte comme celui du fidèle ami Pieter Balling, Het licht op den kandelaar (La Lumière sur le candélabre). Rien d'étonnant, non plus, que Jarig Jelles, autre disciple de la première heure, n'ait pas pensé trahir Spinoza en lui soumettant, bien plus tard, en 1673, son projet de Profession de foi universelle et chrétienne [...]
1. Traité théologico-politique, chap. vu, [toc)].
2. IIe partie, chap. xn, § 3, p. 117. On retrouve ce même souci dans le Traité de l'amendement de l'intellect, § 17.

1705
[...]

Ces correspondants, qui sont-ils ?

Une notule sera consacrée à chacun d'entre eux. Il en est qui ont leurs titres propres pour passer à la postérité (Oldenburg, Sténon, Leibniz), d'autres qu'on ne connaît que grâce à leurs échanges avec Spinoza. L'intérêt philosophique de l'échange n'est pas nécessairement proportionnel au renom de l'interlocuteur. On vante souvent la correspondance avec Oldenburg, qui est assurément la plus copieuse et qui dura le plus longtemps. Mais si l'on en fait le bilan, cet indéniable grand esprit ne se sera véritablement consacré qu'à deux choses : faire partager à Spinoza son intérêt pour les écrits de son ami et collègue Robert Boyle, dans l'espoir constant qu'il y applaudisse ; tanner Spinoza pour qu'il lui livre le fond de sa pensée, quitte, une fois sa demande satisfaite, à s'indigner haut et fort de tant d'impiété et à prendre ses distances. Si bien que les interminables considérations sur le nitre, assurément éclairantes quant au désir de science habitant Spinoza jusque dans la chimie, ne sauraient rivaliser d'intérêt philosophique avec l'admirable discussion sur la liberté et le mal, par exemple, à laquelle l'initiative de Willem van Blyenbergh donna l'occasion. Nous devons à ce marchand peu connu, et assurément de moins haute volée intellectuelle qu'Oldenburg, de pouvoir prendre sur le vif Spinoza en train de ferrailler pour la vérité, au plus haut de son talent. Bien sûr, la fameuse lettre 12 à Meyer, sur l'infini, est de toute première importance, l'échange avec Fabritius nous donne une idée de la fermeté de Spinoza face aux honneurs et aux « carrières », la brève rencontre de papier que provoque le jeune Leibniz (vingt-cinq ans) nous permet de voir se tâter deux très grands esprits, mais sachons gré aussi à Hugo Boxel, sans lequel nous ignorerions tout de l'opinion de Spinoza quant aux spectres, à Balling, qui, occupé qu'il est à traduire en néerlandais Les Principes de la philosophie de Descartes de son ami Spinoza, lui écrit pour lui raconter un rêve qu'il pense prémonitoire de la mort de son fils : grâce à lui, notre connaissance de Spinoza se trouve enrichie du récit d'un étrange rêve que celui-ci a fait, donnée très intime, et d'une théorie du présage qui passe pour obscure, mais qu'un peu de réflexion tend à rendre profonde. Ainsi de tous les autres, philosophes amateurs ou importuns papistes, chacun à sa manière nous aura fait don d'un Spinoza vivant, prêt à toute joute d'idées pourvu qu'elle fût féconde, et qui, par ailleurs, sortait parfois de chez lui, allait en ville, passait chez les libraires, voyait ses amis, puis rentrait travailler. Ce qu'on appelle vivre, récolter du soir au matin et du matin au soir tout un butin de simples perceptions, idées inadéquates qui serviront, dans l'atelier, à fabriquer les autres, les vraies. Les éditeurs auront eu beau trier, l'homme est tout de même là, un homme comme tout le monde. Mais Spinoza.
A cet égard, il faut bien voir que cette correspondance, où sont agitées des questions philosophiques que l'on retrouve souvent traitées ailleurs dans l'oeuvre, parfois à l'identique, présente l'intérêt majeur de nous montrer les idées vivantes, échangées, débattues, objectée…
[...]
1788 Appendices. Préface de J. Jelles
[...]
Jelles était un riche négociant en épices d'Amsterdam, l'un des plus anciens amis de Spinoza, qu'il avait sans doute rencontré lorsque ce dernier travaillait encore dans l'entreprise de son père. À la suite d'une crise spirituelle au début des années 1650, Jelles décida de se consacrer entièrement à l'étude des questions religieuses et philosophiques. Comme deux autres des disciples les plus proches de Spinoza, Simon Joosten de Vries et Pieter Balling, il appartenait à la communauté mennonite d'Amsterdam. Meyer, médecin, philosophe, dire&eur de théâtre, comptait lui aussi parmi les premiers disciples et amis de Spinoza. Cartésien convaincu dès ses années à l'université de Leyde, il est l'auteur d'un traité qui fit scandale en son temps, Philosophia S[andae] Scripturae interpres (1666), dans lequel il préconisait d'interpréter l'Écriture sainte selon la méthode cartésienne afin de parvenir à un texte qui ferait l'unanimité entre les diverses confessions/2.
[...]
             

Relevé des noms

sur les bancs de Van den Enden

Johannes Casearius, un étudiant

le libraire Jan Rieuwertsz

son logeur, Van der Spijck

Monsieur Stoupe Lieutenant-Colonel d'un Régiment Suisse

il rendit visite au Prince de Condé

Leur « cercle » était composé de Pieter Balling, Jarig Jelles, Lodewijk Meyer et Simon Joosten de Vries.

Hormis Meyer, de confession luthérienne, les trois autres appartenaient à l'un de ces nombreux mouvements hétérodoxes que permettait la tolérance religieuse aux Pays-Bas. Ainsi, Jarig Jelles et Pieter Balling étaient membres de la communauté mennonite (ou anabaptiste) d'Amsterdam, mais aussi, avec Simon Joosten de Vries, du mouvement « collégiant », c'eSt-à-dire de ce courant calviniste libéral

Rencontrés par Spinoza à l'université de Leyde, sans doute avant 166o, Johannes Bouwmeester, étudiant en philosophie et en médecine, ami de Lodewijk Meyer, et Adriaan Koerbagh, étudiant en droit, ont également fait partie de cet entourage, sans oublier Franciscus van den Enden

Balling, Jelles et De Vries étaient de riches négociants d'Amsterdam

C'est donc pour ce petit groupe d'amis, et à sa demande, que Spinoza, nous l'avons dit, écrit le Court traité.

la correspondance avec Oldenburg Willem van Blyenbergh

la fameuse lettre 12 à Meyer l'échange avec Fabritius

brève rencontre de papier que provoque le jeune Leibniz (vingt-cinq ans)

Hugo Boxel Ballin


environ 15 noms



LErmitage de Bernières puis la filiation de la quiétude passant par Guyon

MADAME GUYON AU CENTRE D’UNE FILIATION MYSTIQUE

Dominique Tronc

Contribution à «Madame Guyon, Mystique et politique à la Cour de Versailles, à l’occasion du troisième centenaire de sa mort», Université de Genève, 23-25 novembre 2017.



J’aborde la notion de filiation mystique vécue chez des spirituels qui se rassemblèrent autour de Monsieur Bertot puis de Madame Guyon (et avant eux autour du P. Chrysostome puis de Monsieur de Bernières). Mon but n’est pas de débattre des idées qui animèrent les adeptes de la quiétude, mais de cerner une expérience singulière en s’appuyant sur leurs témoignages.

La mystique se vit en partageant l’expérience et la vie d’une personne qui montre comment y accéder. Monsieur Bertot et Madame Guyon ne sont pas des génies solitaires, mais ils ont été formés par des mystiques qui les précédaient4 dans une tradition d’origine franciscaine5.

Chaque génération a un père ou une mère auquel tous se réfèrent. Ce sont indifféremment des laïques ou des clercs, des hommes ou des femmes. C’est l’accomplissement mystique qui compte. Pas de passation de pouvoir au sens humain du terme : on n’est pas dans un ordre monastique où l’on élit un prieur. Pas de vote ni de discussion : on est dans le domaine de l’évidence informelle. Le meilleur forme ses amis ; quand il meurt, le plus accompli lui succède, reconnu depuis des années.

Ces passages d’autorité ont eu lieu sans interruption pendant un siècle sur quatre générations.

Je vais citer quelques traces écrites qui relient les figures mystiques centrales avant d’aborder de ce qui se passait entre elles et leurs associé(e)s.

La première figure fut celle du franciscain Chrysostome de Saint-Lô (1594 – 1646) du Tiers ordre Régulier [TOR] directeur du laïc Jean de Bernières (1601 – 1659). Le Père Chrysostome lança l’idée de construire un lieu d’accueil pour y réunir leurs amis et chercher l’oraison. Jean de Bernières le réalisa. Il résume ainsi l’esprit qui animait les visiteurs de l’Ermitage de Caen :

Nous vivons ici en grand repos, liberté, gaieté et obscurité, étant inconnus du monde, et ne nous connaissant pas nous-mêmes. Nous allons vers Dieu sans réflexion, et quelque temps qu’il fasse, bon ou mauvais, nous tâchons de ne nous pas arrêter.6

Bernières et Mère Mectilde (1614-1698), fondatrice des bénédictines du Saint-Sacrement, éditent des écrits de leur « Père » Chrysostome7 difficilement récupérés par cette dernière. S’en détachent leurs propres demandes et les réponses de leur directeur.

Puis Bernières prend la suite en 1646 dans la direction des proches, dont son amie Mectilde. Il dirige, parmi d’autres, Mgr de Laval, futur évêque de Québec, et Jacques Bertot (1620 – 1671).

Le confesseur et « directeur mystique » Bertot porte la tradition normande de l’Ermitage au couvent de Montmartre. Il impressionne l’Abbesse8 et attire des gens de la Cour9.

Plusieurs ouvrages dévoilent les liens qui unissent entre eux Chrysostome, Bernières, Mectilde, Bertot10. Mectilde écrit à Bernières :

De l’Hermitage du Saint Sacrement, le 30 juillet 1645.

Monsieur,

Notre bon Monsieur Bertot nous a quittés avec joie pour satisfaire à vos ordres et nous l’avons laissé aller avec douleur. Son absence nous a touchées, et je crois que notre Seigneur veut bien que nous en ayons du sentiment, puisqu’Il nous a donné à toutes tant de grâce par son moyen, et que nous pouvons dire dans la vérité qu’il a renouvelé tout ce pauvre petit monastère et fait renaître la grâce de ferveur dans les esprits et le désir de la sainte perfection. Je ne vous puis dire le bien qu’il a fait et la nécessité où nous étions toutes de son secours […], mais je dois vous donner avis qu’il s’est fort fatigué et qu’il a besoin de repos et de rafraîchissement. Il a été fort travaillé céans, parlant [sans] cesse, fait plusieurs courses à Paris en carrosse dans les ardeurs d’un chaud très grand. Il ne songe point à se conserver. Mais maintenant, il ne vit plus pour lui. Dieu le fait vivre pour nous et pour beaucoup d’autres. Il nous est donc permis de nous intéresser de sa santé et de vous supplier de le bien faire reposer. […]

Parmi les fidèles, une jeune veuve de Montargis, Madame Guyon, fait le récit de sa première rencontre :

... Je dirai que la petite vérole m’avait si fort gâté un œil que je craignais de le perdre tout à fait, je demandai d’aller à Paris pour m’en faire traiter, bien moins cependant pour cela que pour voir M. B[ertot] que la M[ère] G[ranger] m’avait depuis peu donné pour directeur et qui était un homme d’une profonde lumière. Il faut que je rapporte par quelle providence je le connus la première fois. Il était venu pour la M[ère] G[ranger]. Elle souhaitait fort que je le visse ; sitôt qu’il fut arrivé, elle me le fit savoir, mais comme j’étais à la campagne, je ne trouvais nul moyen d’y aller. Tout à coup mon mari me dit d’aller coucher à la ville pour quérir quelque chose et donner quelque ordre. Il devait m’envoyer quérir le lendemain, mais ces effroyables vents de la St Matthieu vinrent cette nuit-là [tempête attestée du 21 septembre 1671] de sorte que le dommage qu’ils causèrent m’empêcha de retourner de trois jours. Comme j’entendis la nuit l’impétuosité de ce vent, je jugeai qu’il me serait impossible d’aller aux Bénédictines ce jour-là et que je ne verrais point M. Bertot. Lorsqu’il fut temps d’aller, le vent s’apaisa tout à coup, et il m’arriva encore une providence qui me le fit voir une seconde fois.11

Mais sa direction fut rude et resta un temps incomprise. Plus tard « sa fille spirituelle » rassemblera ses écrits. Le directeur Mistique ou les Œuvres spirituelles de M. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Mad. Guion [...] paraîtra en 1726. Un bref résumé de sa vie ainsi qu’un témoignage sur la fidélité de disciples figurent dans l’Avertissement :

« Monsieur Bertot... natif de Coutances... grand ami de... Jean [5] de Bernières... s’appliqua à diriger les âmes dans plusieurs communautés de Religieuses... [à diriger] plusieurs personnes... engagées dans des charges importantes tant à la Cour qu’à la guerre... Il continua cet exercice jusqu’au temps que la providence l’attacha à la direction des Religieuses Bénédictines de l’abbaye de Montmartre proche [de] Paris, où il est resté dans cet emploi environ douze ans [6] jusqu’à sa mort... [au] commencement de mars 1681 après une longue maladie de langueur.... [7] [Il fut] enterré dans l’Eglise de Montmartre au côté droit en entrant. Les personnes... ont toujours conservé un si grand respect [qu’elles] allaient souvent à son tombeau pour y offrir leurs prières.12

Madame Guyon se référera à son autorité jusqu’à la fin de sa vie :

« Je vous envoie une lettre d’un grand serviteur de Dieu qui est mort il y a plusieurs années. Il était ami de Monsieur de Bernières, et il a été mon Directeur dans ma jeunesse. »13

Par ailleurs elle avait fait des vœux secrets typiquement franciscains :

« J’avais fait cinq vœux en ce pays-là [à Gex]. Le premier de chasteté que j’avais déjà fait sitôt que je fus veuve, celui de pauvreté, c’est pourquoi je me suis dépouillée de tous mes biens, je n’ai jamais confié ceci à qui que ce soit. Le troisième d’une obéissance aveugle à l’extérieur à toutes les providences ou à ce qui me serait marqué par mes supérieurs ou directeurs, et au-dedans d’une totale dépendance de la grâce. Le quatrième d’un attachement inviolable à la sainte Église. Le cinquième était un culte particulier à l’enfance de Jésus-Christ plus intérieur qu’extérieur. »14

J’achève ici cet aperçu de liens entre Chrysostome, Bernières, Bertot, Guyon. Les indices écrits qui nous sont parvenus sont rares puisqu’il n’y a aucune élection humaine. Les mystiques répugnent à attester dans leurs écrits, sinon incidemment, d’une autorité de direction qui se doit d’être intérieure.

De plus l’environnement « externe » est hostile aux mystiques tout au long du siècle15 en commençant par les « objections » faites par des docteurs parisiens à Rouen lisant la troisième partie de la Reigle parue en 1609 du mystique franciscain capucin Canfield16. Mectilde eut de nombreuses difficultés pour récupérer les écrits de Chrysostome des mains de ses confrères du Tiers Ordre Régulier.

« Je tente toutes les fortunes et voies possibles pour tirer quelque chose de si dignes écrits, mais c’est temps perdu que d’y faire effort. Le Père provincial et les autres ont arrêté et protesté que jamais ils ne laisseront sortir d’entre leurs mains ces écrits sans être corrigés d’un esprit conforme à leurs sentiments et disent qu’ils sont tout pleins d’erreurs...17

« J’ai bien de l’appréhension qu’on ne les brûle, car ils sont entre les mains de ses persécuteurs. »18

Elle livre un aperçu sur la faible considération dont le P. Chrysostome jouissait auprès de ses « responsables » :

« La sainte abjection l’a accompagné à la vie et à la mort et même après la mort, il est demeuré abject dans l’esprit de quelques-uns de l’ordre. Frère Jean [Aumont] m’a mandé ceci et dit qu’il ne faut point réveiller sa mémoire dans leur maison pour le respect de quatre ou cinq [...]  

Plus tard, en l’année fatidique 1694 qui amorce la descente aux enfers de Madame Guyon, le P. Paulin, responsable du même Tiers Ordre Régulier, fera une déposition « mitigée » sur Madame Guyon19.

La notion de filiation reste vivante au XVIIIe siècle. Une demoiselle suisse demande qui succède à Madame Guyon :

« M. de Marçais m’a conté qu’une demoiselle en Suisse qui était intérieure, et dont j’ai oublié le nom, avait écrit en France pour s’informer si Madame Guyon n’avait point laissé de successeur dans l’état apostolique qui assistât d’autres personnes intérieures. Sur quoi après avoir écrit en bien des endroits, elle avait enfin reçu avis qu’il existait effectivement une personne pareille, savoir la duchesse de Grammont ; mais qu’elle se tenait fort cachée quant à son extérieur, à cause du grand nombre d’ennemis qui persécutaient la vie intérieure. »20

Une pièce atteste de la filiation Bernières-Bertot-Guyon perçue à la fin du siècle des Lumières. Elle concerne Jean-Philippe Dutoit (1721-1793). Ce pasteur de Morges près de Lausanne, deuxième éditeur de l’œuvre de Mme Guyon après Pierre Poiret, eut un certain rayonnement. Il se lia au comte Frédéric de Fleischbein (1700-1774) dont la femme Pétronille d’Echweiler (1682-1740) fréquenta brièvement Blois, lieu de retraite de Madame Guyon21.

Il s’agit du procès-verbal de saisie opérée par les calvinistes de Berne par l’intermédiaire de leur représentant à Lausanne22 :

« 6e janvier 1769. Nous David Jenner, ci-devant colonel en Hollande, actuellement baillif de Lausanne, au nom et de la part de Leurs Excellences nos Souverains Seigneurs de la ville et république de Berne, savoir faisons qu’en conséquence des ordres que nous aurions reçus de L.L. E.E[xcellenc]es du Sénat, en date du 5e du courant, pour enlever à Monsieur le Ministre Dutoit de Moudon, tous ses papiers, écrits et livres, faire inventaire des dits et en procurer ensuite l’expédition [...]

Lequel Mr Dutoit ayant ouï la notification des ordres reçus, aurait d’abord manifesté qu’il est bien dans l’intention de s’y conformer en toute soumission et sincérité, ainsi que le porte l’inventaire suivant :

La Bible de Madame Guyon et plusieurs de ses ouvrages, mais non pas tous.

Monsieur de Bernières soit le Chrétien intérieur.

La Théologie du Cœur [de Poiret].

Le Directeur mystique de Monsieur Bertot.

La liste se termine sur trois “classiques”, Teresa, Luther, l’Imitation.

Je viens d’établir quelques liens internes à la filiation et de suggérer un contexte externe délicat. La (re)découverte23 d’une filiation dont la colonne vertébrale passe du franciscain Chrysostome de Saint-Lô à monsieur de Bernières, puis à Monsieur Bertot, enfin à Madame Guyon. Les amis de l’Ermitage de Caen précèdent et donnent naissance au cercle quiétiste parisien animé par monsieur Bertot et repris par madame Guyon et Fénelon. Hommes et femmes qui bénéficient d’une lignée procédant des aînés aux cadets s’assemblent à leurs contemporains mystiques de même génération. La filiation devient un arbre touffu, voire lié à des arbres voisins24.

§

Approchons leur vécu. Chaque père ou mère spirituelle est l’objet d’une vénération et d’une fidélité absolue. C’est évident pour Madame Guyon que ses proches avaient pourtant tout intérêt à abandonner. Pendant qu’elle affronte le pouvoir et les prisons, Fénelon saborde sa carrière à la Cour tandis que les grandes familles des Beauvilliers et des Chevreuse la défendent discrètement.

Seul un rayonnement extraordinaire permet d’expliquer l’attirance puis la fidélité des visiteurs et des amis sur vingt ans (1694 procès d’Issy – 1712/1714 décès des ducs). C’est ce que ressent Madame Guyon quand elle affirme qu’il y a passage de la grâce à travers sa personne vers celui qui vient la voir. Ce groupe a donc une spécificité plus étonnante que son organisation sociale autour d’un maître spirituel. Laquelle ?

Le phénomène se reproduit à chaque génération. Voici ce que ressentaient les auditeurs de Chrysostome parlant de Dieu :

Quand il en parlait [du Sauveur], c’était avec des ardeurs qui mettaient le feu divin de tous côtés ; particulièrement quand il faisait des conférences de l’anéantissement d’un Dieu dans le mystère de l’Incarnation, il paraissait comme tout accablé sous les grandes lumières qu’il recevait, et qu’il communiquait [notre soulignement] avec des effets extraordinaires de grâce25.

Aussi la fidélité de Bernières à son père spirituel fut indéfectible comme le montre l’émotion traduite dans une lettre à Mère Mectilde :

Ce me serait grande consolation que […] nous puissions parler de ce que nous avons ouï dire à notre bon Père […] puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père […] Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu ?26.

Ils ont commencé à prendre conscience d’un partage de la grâce chez Bernières quand ses amis priaient ensemble à l’Ermitage :

Adieu, ma très chère sœur, Messieurs de Bernières et de Rocquelay vous saluent ; ils font des merveilles dans leur ermitage : ils sont quelquefois plus de quinze ermites ; ils demandent souvent de vos nouvelles. Si notre bonne mère Prieure voulait écrire de ses dispositions à Monsieur de Bernières, elle en aurait consolation, car Dieu lui donne des lumières prodigieuses sur l’état du saint et parfait anéantissement.27

Bernières constate combien la grâce est active parmi eux. Il utilise le verbe « communiquer » :

Je connais clairement que l’établissement de l’Ermitage est par l’ordre de Dieu, et notre bon Père ne l’a pas fait bâtir par hasard. La grâce d’oraison s’y communique facilement à ceux qui y demeurent, et on ne peut dire comment cela se fait, sinon que Dieu le fait.28

Boudon (1624-1702) témoigne :

Non seulement il était consulté par les laïques, mais par les ecclésiastiques et les religieux. Grand nombre de ces derniers ont fait des retraites dans sa maison avec la permission de leur supérieur […] C’était une chose admirable de voir le changement que l’on remarquait dans les personnes qui avaient des liaisons spéciales avec lui.29

Bernières attend l’inspiration de l’Esprit pour parler :

Ses paroles étaient pleines d’une force divine, et gagnaient les cœurs à Dieu. L’ayant un jour averti de quelques manquements d’une personne qui dépendait de lui, je remarquai qu’il fut assez longtemps sans lui en rien dire ; et j’admirais après cela, que lui ayant fait voir ses défauts en très peu de paroles, et pour ainsi parler, sans presque lui rien dire, cette personne demeura tout à coup comme terrassée sous le poids du peu de paroles qu’il lui avait dites, et apporta le remède à ces manquements. Je vis bien qu’il avait tardé à l’avertir, non pas par aucune négligence, mais attendant le mouvement de l’esprit de Dieu qui agissait en lui. S’il lui eût parlé plus tôt, il l’eût fait en homme, et ses avis n’eussent pas eu les effets qui arrivèrent. 30

Avec Bertot on passe à un deuxième degré dans la diffusion de la grâce puisqu’il a la hardiesse d’affirmer que sa prière pouvait faire partager aux autres ses états mystiques pendant qu’il officiait à la messe. Il ne fait pas que rayonner : il porte autrui dans sa prière et fait partager ses états mystiques.

« Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine [249], je vous attirerai31, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu. » 32

Il offrit à Mme Guyon de transformer leur relation en moments de silence où il pourrait lui communiquer la grâce de cœur à cœur et lui apprend comment s’y prêter :

[240] « Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’était pour lorsque je pensais le plus à votre perfection. Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé.33

Après sa mort arrivée tôt en 1681, Madame Guyon va faire ses propres découvertes et va analyser ce qui se passe pendant ses transmissions. Ces écrits sont uniques à notre connaissance, car si ce charisme est bien connu hors du christianisme, chez les soufis, en Inde, dans l’orthodoxie (saint Seraphim de Sarov), il est moins connu dans le monde catholique centré autour de Jésus seul médiateur, la grâce passant par lui et les sacrements suppléant à son absence physique.

Peut-être Madame Guyon avait-elle expérimenté la transmission chez l’évêque Ripa, proche du Cardinal Petrucci, car elle était probablement pratiquée chez Molinos par des quiétistes italiens.

Rentrée en France, elle accueille une foule de visiteurs à Grenoble. C’est à ce moment que les autorités ecclésiastiques commencent à trouver qu’elle empiète sur leur domaine et qu’il faut s’en débarrasser.

A Paris elle reprend le cercle de Bertot et noue des amitiés qui résisteront à tout : ducs et duchesses de Chevreuse et Beauvilliers, Fénelon, etc. Pour eux la transmission de la grâce par Madame Guyon est une évidence. Une fois éprouvée, cette expérience ne peut être reniée. Si quelqu’un vient voir Madame Guyon, et s’assoit auprès d’elle en silence, c’est pour ressentir la présence divine : elle transmet l’expérience mystique aux autres sans qu’il y ait d’ascétisme ou d’effort.

Tout se passait avec simplicité, parfois en plaisantant entre « michelins » — saint Michel n’était-il particulièrement apprécié de François d’Assise ?

La petite Cécile sera intendante des bouquets de la chapelle des Michelins, elle doit abattre l’oreille droite de Baraquin [le Diable]. Le chien doit lui mordre la gauche, la sœur Ursule lui écraser le bout de la queue. Tous les autres enfants ensemble lui écraseront le corps. S B [Fénelon], un autre et moi lui écraserons la tête. [...] Voyez d’un autre côté une petite d[uchesse] étourdie qui voulait sauter sur lui à pieds joints ; elle aurait fait une belle culbute si notre patron [saint Michel] ne l’avait soutenue par-derrière. Allons, courage, montez peu à peu !34

Nous avons le récit de ce qui se passait plus tard à Blois vingt ans après. Outre une ouverture d’esprit œcuménique, la « dame directrice » avait atteint l’ultime simplicité :

Elle vivait avec ces Anglais [des Écossais] comme une mère avec ses enfants. […] Souvent ils se disputaient [à propos de politique : le premier soulèvement écossais des jacobites eut lieu en 1715], se brouillaient ; dans ces occasions elle les ramenait par sa douceur et les engageait à céder [...] Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans que, laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d’elle.

Quand on lui apportait le Saint Sacrement, ils se tenaient rassemblés dans son appartement, et à l’arrivée du prêtre, cachés derrière le rideau du lit, qu’on avait soin de fermer, pour qu’ils ne fussent pas vus parce qu’ils étaient protestants, ils s’agenouillaient [43] et étaient dans un délectable et profond recueillement, chacun selon le degré de son avancement, souvent aussi dans des souffrances assorties à leur état. 35

C’est cette expérience qui est centrale, elle est le fondement du lien entre Madame Guyon et ses disciples : ils sont attachés à une personne qui répand la grâce. C’est le cas envers elle, mais nous l’avons vu chez Chrysostome, puis Bernières, puis Bertot : autrement dit, à chaque génération, un saint se manifeste, à travers lequel on ressent la présence divine. C’est là-dessus que se joue la succession à chaque génération. C’est ce qui explique la vénération et la fidélité de l’entourage.

Il y a une condition pour que la transmission ait lieu : il faut que le mystique soit dans l’état « apostolique » (dans un état identique à celui des premiers Apôtres), il faut être tellement vide que l’on devient un passage pour la grâce : pas de pouvoir personnel, Dieu fait ce qu’il veut. Ce n’est pas la réussite d’une personne humaine, mais une fonction dans laquelle on ne se met pas volontairement soi-même :

C’est un abus dans la vie spirituelle, et qui s’y glisse même dès son commencement, que de vouloir travailler pour les autres à contretemps. [...] Il ne se faut point porter à aider le prochain tant qu’on le désire et que l’on n’a pas l’expérience des choses divines et la vocation. Il faut être établi auparavant dans la vie intérieure.36

Il faut être missionné par le père ou la mère spirituels. Madame Guyon écrit à Fénelon qu’elle a reçu de Bertot son « esprit directeur » :

Il m’est venu dans l’esprit ce matin que M. B[ertot] a, en mourant, m’ayant laissé son esprit directeur pour ses enfants, ceux qui se sont égarés aussi bien que ceux qui sont restés fidèles n’auront la communication de cet esprit que par moi, mais dans votre union. [...] Le père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme qui n’est autre que cette communication centrale du Verbe que le seul Père des esprits peut communiquer à Ses enfants, et comme cette communication du Verbe dans l’âme est l’opération de la paternité divine et la marque de l’adoption des enfants, c’est aussi la preuve de la paternité spirituelle qui communique à tous en substance ce qui leur est nécessaire sans savoir comme cela se fait. [...] Cette communication se reçoit de tous, quoiqu’elle ne se sente pas également de tous37.

Fénelon était son disciple le plus cher, et un jour où elle était malade et croyait mourir, elle lui écrivit pour lui léguer la direction de leur groupe spirituel et la possibilité de transmettre la grâce :

« Je vous laisse l’esprit directeur que Dieu m’a donné. »38

Il faisait des réunions avec ses amis mystiques à Cambrai et rapporte qu’il y ressent la présence de Madame Guyon. Autrement dit, en union avec Madame Guyon. Fénelon partage son état mystique avec son visiteur :

Je sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma.39 Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme de petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi [f ° 19v °] quoique vous soyez loin de nous.40

Il confirme l’explication qu’en avait donnée Madame Guyon à propos de Mathieu 18, 20 :

« Ils se parlent plus du cœur que de la bouche ; et l’éloignement des lieux n’empêche point cette conversation intérieure. Dieu unit ordinairement deux ou trois personnes de cette sorte dans une si grande unité, qu’elles se trouvent perdues en Dieu jusqu’à ne pouvoir plus se distinguer […]

Ces unions ont encore une autre qualité, qui est qu’elles n’embarrassent ni n’occupent point, l’esprit demeurant aussi dégagé et aussi vide d’image que s’il n’y en avait point41. […]

Dieu fait aussi des unions de filiations, liant certaines âmes à d’autres comme à leurs parents de grâce [...] »42

Madame Guyon se percevait comme un canal qui donne passage à la grâce en l’absence de toute volonté propre, sans intentionnalité personnelle, dans la « passiveté » totale, dans l’extrême soumission à Dieu :

« Quand l’âme a perdu et tout pouvoir propre et toute répugnance à être mue et agie selon la volonté du Seigneur, alors Il la fait agir comme Il veut […] Quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même la grâce que Dieu veut lui communiquer, ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde […] Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce 43. »

Elle insiste sur le fait qu’il n’y a aucun pouvoir personnel, que seule une âme anéantie peut laisser passer la grâce :

Vous m’avez demandé comment se faisait l’union du cœur ? Je vous dirai que l’âme étant entièrement affranchie de tout penchant, de toute inclination et de toute amitié naturelle, Dieu remue le cœur comme il Lui plaît ; et saisissant l’âme par un plus fort recueillement, Il fait pencher le cœur vers une personne. Si cette personne est disposée, elle doit aussi éprouver au-dedans d’elle-même une espèce de recueillement et quelque chose qui incline son cœur [...] Cela ne dépend point de notre volonté : mais Dieu seul l’opère dans l’âme, quand et comme il Lui plaît, et souvent lorsqu’on y pense le moins. Tous nos efforts ne pourraient nous donner cette disposition ; au contraire notre activité ne servirait qu’à l’empêcher.44

On a les témoignages directs de Madame Guyon qui est la première à avoir analysé ce qui se passe dans cette transmission. Elle n’a lieu que si la personne a atteint l’état apostolique :

Dieu la pousse quelquefois fortement à désirer le salut et la perfection de certaines âmes, en sorte qu’elle donnerait sa vie pour les faire correspondre à Dieu dans toute l’étendue de Ses desseins sur elles - mais sans soin ni souci, sans y mettre rien du sien, servant de pur instrument en la main de Dieu, qui donne telle pente et telle activité qu’il Lui plaît, mais activité dans un parfait repos, sans sortir de Lui-même, sans nulle pente propre, quoique la pente soit quelquefois infinie : car l’âme parvenue à l’entière désappropriation et propre à s’écouler en Dieu, y étant abîmée, est comme une eau fluide qui ne peut être fixée, mais qui s’écoule sans cesse suivant la pente qui lui est donnée.

Elle comprend qu’elle participe à la qualité communicable de Dieu et qu’elle ne vit et ne subsiste que pour se répandre. Plus elle s’écoule, plus elle est pleine sans nulle plénitude propre, mais de la plénitude de Dieu en Lui qui se communique à tous les êtres et qui entraîne avec Lui ceux qu’Il a abîmés en Lui. C’est Lui qui leur donne toute pente. Cependant cela se fait sans s’en occuper, sans y penser, sans se soucier du succès : tout périrait et se renverserait que l’âme n’en soit point touchée, ce qui n’empêche pas qu’elle ne souffre les biens ou les maux des âmes qui lui sont unies pour recevoir ses communications45.

Si elle voulait se communiquer ou d’un autre côté que Dieu ne le fait ou dans un temps qu’Il ne la meut pas, cela serait entièrement inutile et dessécherait plutôt le cœur que de lui communiquer la vie. Mais quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même la grâce que Dieu veut lui communiquer ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde et même quelquefois savoureuse, qui est la plus forte marque de la communication. [...]

Mais, dira-t-on, comment est-ce que cette âme peut discerner quand et à qui Dieu veut qu’elle se communique ? Cela se discerne parce que l’âme sent un surcroît de plénitude qu’elle sent bien n’être pas pour elle. [...] L’âme ne peut non plus ignorer pour qui Dieu la remplit de la sorte, parce qu’il penche son cœur du côté qu’il veut qu’elle se communique, comme on met un tuyau dans un jardin pour faire arroser l’endroit que l’on veut arroser et cet endroit-là seulement demeure arrosé. Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce, et cela à proportion que leur capacité est plus ou moins étendue, leur activité moindre et leur passiveté plus grande.46

Madame Guyon se livre le plus directement dans ses commentaires aux « Autorités » mystiques qu’elle invoque dans les Justifications assemblées avec Fénelon en 1694. Ses comparaisons sont très directes :

Comme on voit un fer touché de l’aimant attirer d’autres fers, aussi une âme en qui Dieu habite de la sorte, attire les autres âmes par une vertu secrète ; de sorte qu’il suffit de l’approcher pour être mis en oraison et en recueillement. C’est ce qui fait que sitôt qu’on s’approche d’elle, on a plus envie de se taire que de parler, et Dieu se sert de ce moyen pour se communiquer aux âmes : marque de la pureté de ces unions et affection.47

Comme elle est vide de soi, elle ne se communique plus elle-même, ni rien d’elle, mais l’image et la grâce son divin époux. D’où vient que le souvenir de ces personnes, bien loin d’imprimer leur image impure, porte d’abord à Dieu et recueille en lui [...] Il faut remarquer de plus que ce n’est par aucun signe extérieur qu’elle recueille les autres, mais comme elle est arrivée dans le Centre, l’impression se fait par le dedans, comme si c’était Dieu même, sans qu’il en paraisse rien au-dehors ; par ce que cette âme en sortant d’elle-même a outrepassé son propre fonds pour se perdre en Dieu au-delà d’elle-même : elle ne laisse donc aucune trace ni cette idée d’elle, mais de Dieu, son amour et sa vie.48

Elle ne se livre pas à des effusions mystiques personnelles, mais éclaire une communication qui s’élargit progressivement:

Dieu Se communique à toutes les créatures, mais il ne Se communique avec autant d’abondances que de délectation sinon dans les âmes bien anéanties, parce qu’elles ne résistent plus et que, Dieu étant Lui-même leur fond, Il Se reçoit Lui-même en Lui-même. De là vient que la communication que nous recevons de Dieu même au-dedans est d’autant plus sensible qu’elle est plus resserrée ; et par la même raison, elle est d’autant plus insensible qu’elle est plus immense, car Dieu ne Se communique point autrement par Lui-même que par le néant, puisque c’est la même chose. [...]

Comme cette communication demeure mystérieuse pour nous tous, elle s’en remet aux exemples attestés dans l’écrit sacré:

Un exemple de ceci est en saint Jean Baptiste : les premières communications se firent par voie d’approche ; et ce fut la raison pourquoi la Sainte Vierge demeura trois mois chez Sainte Élisabeth, après quoi Saint Jean n’eut plus besoin de s’approcher de Jésus-Christ dès qu’il fut fort. Aussi n’eut-il point d’empressement pour Le voir, quoique, lorsqu’ils s’approchèrent, il y eut encore un renouvellement de grâce.49

Le modèle primordial est le Christ lui-même qui crie « si quelqu’un a soif, qu’il vienne, et des fleuves de paix couleront dans ses entrailles » (Jean 7,37 – 38). Madame Guyon et ses proches pensent revivre l’expérience des Apôtres qui recevait directement la grâce du Christ et l’ont retransmise à leurs disciples. Elle affirme donc que la grâce peut passer par une personne humaine. Pour Bossuet et les juges, affirmer cela est impossible à tolérer et interprété comme une affirmation de soi. En réalité pour elle, il ne s’agit en rien de la passation de pouvoir, de la réussite d’une personne, mais d’une fonction imposée par le divin. Les mauvais traitements et la violence verbale des interrogatoires vont lui donner un moment de doute sur elle-même : elle se demande s’il ne faut pas obéir à l’autorité de l’Eglise incarnée par Bossuet. Puis c’est le tournant, elle se rend compte qu’elle ne peut pas nier sa propre expérience. Elle prend la décision de défendre son expérience. Bossuet va dès lors se heurter à un mur.

Une lettre adressée à Marie-Anne de Mortemart50 raconte comment elle est passée du règne du dogme à l’affirmation de l’expérience :

[...] Qu’un médecin veuille persuader à un malade qu’il ne souffre pas une certaine douleur dont il est fort travaillé, parce que lui, médecin, et d’autres ne la sentent pas, le malade qui sent toujours la même douleur, n’en est pas plus persuadé [...] Tout ce que je puis faire donc, est de croire que je m’en exprime mal, qu’elles ne sont pas d’un tel ordre de certaines maladies, que je donne à ces douleurs des noms qu’elles ne doivent pas avoir ; mais de me convaincre que je ne les sens pas, cela est impossible : elles se font trop sentir. [...]

Je ne dirai donc pas, si vous voulez, que tels et tels sont intérieurs, je ne dirai pas que je le sois moi-même, mais je sais bien que j’ai fait un chemin où j’ai trouvé bons ces passages. Je ne dispute ni du nom des villes que j’ai trouvées en mon chemin, ni de leur situation, ni même de leur structure, mais il est certain que j’y ai passé. J’ai éprouvé telles et telles douleurs, telles et telles syncopes, je ne dispute ni de leur nom ni de leur origine, mais je sais que je les ai souffertes et n’en puis douter. Il me semble qu’on ne peut pas se dispenser, pour savoir la vérité, de soutenir la vérité de l’expérience intérieure, qui est réelle. Pour les noms, les termes, les dogmes qu’ils veulent introduire, plions et soumettons, mais dans le fait de l’expérience de bonnes et de saintes âmes, peut-on dire, avec vérité ni même avec honneur le contraire ? Et quand nous serions assez lâches pour le faire, l’expérience de tant de saintes âmes qui ont précédé, qui sont à présent et qui viendront après nous, ne rendrait-elle pas témoignage contre nous ? Tout passe, la force, les préjugés, etc., mais la vérité demeure.] Il me paraît de conséquence de séparer ici le dogme, je ne sais si je dis bien, du fait de l’expérience.

Voilà délivré un texte fondamental à la modernité étonnante après lequel Madame Guyon ne retournera plus en arrière.

À sa mort, si nous ne savons pas qui lui a succédé, notons que « la petite duchesse », destinataire du texte précédent, reçut la permission d’être en silence auprès des gens :

« … Cependant, lorsqu’elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu’Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s’est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j’ai toujours cru qu’Il l’accordait à l’humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi… »51

Marie-Anne de Mortemart pouvait donc transmettre la grâce dans un cœur à cœur52. Par contre, c’est Madame de Grammont qui est nommée par des Écossais53 (et la même en réponse à la demande précédemment citée d’une demoiselle suisse). Nous avons donc le choix entre deux dames qui vécurent jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Coopéraient-elles et furent-elles aidées54 ? L’étude des filiations en France, écossaise, hollandaise, suisse et germanique (Fleischbein, Dutoit, etc.) ne fournit pas de figure mystiquement comparable à Guyon ou Fénelon 55. Peut-être le secret obligé fut-il trop bien gardé.

§

Dans un siècle où la liberté n’est pas une norme, vivre sa vérité au milieu des pouvoirs, mais sans revendiquer de pouvoir, mène à des conflits avec les tenants de l’autorité. Son vécu mystique et sa fonction de transmission de la grâce ont amené Madame Guyon à accomplir trois « exploits » :

1) résister au pouvoir royal : Guyon a l’occasion d’introduire l’oraison à Saint-Cyr ; elle a de l’influence sur les Grands et surtout sur Fénelon. Madame de Maintenon ne peut tolérer son intrusion à Saint-Cyr et déclenche la colère du roi. Prétexte : les idées quiétistes. Le roi s’inquiète, car à l’époque il n’y a pas de liberté de conscience et il a la mainmise sur les idées.

Il faut dire que Madame Guyon a amené la mystique dans un lieu inapproprié : la Cour de Louis XIV. Elle s’est trouvée mêlée à des problèmes de pouvoir de par son ascendant sur les Ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, sur Fénelon devenu précepteur du Dauphin, donnant ainsi beaucoup d’espoir au parti dévot. Cette entreprise était naïve puisqu’il s’agissait de vivre les valeurs de l’amour chrétien au milieu de la Cour, mais elle portait un espoir immense : mettre sur le trône du « Roi Très Chrétien56 » un dauphin qui aurait gouverné en incarnant ses valeurs.

2) résister au pouvoir religieux : les clercs se dissimulent derrière un débat d’idées à propos de l’oraison passive. En réalité, ils ne supportent pas d’être éliminés de la relation avec Dieu : la transmission directe de la grâce leur enlève leur statut d’intermédiaires entre Dieu et les chrétiens.

3) résister au pouvoir masculin : cette femme ose affirmer son expérience alors qu’elle est sous tutelle d’hommes qui savent mieux qu’elle ce qu’elle doit ressentir ou penser. Elle se bat en particulier pour avoir un confesseur qui la respecte.

En conclusion, son vécu mystique et sa fonction de transmission de la grâce ont amené Madame Guyon à accomplir trois choix évidents à notre époque, mais inacceptables au XVIIe siècle :

1) En tant que femme, elle a refusé le pouvoir masculin.

2) En tant qu’individu, elle a refusé le principe d’autorité en restant ferme dans sa liberté de conscience.

3) En tant que mystique, elle a établi le primat à l’expérience sur le dogme.

Voilà trois révolutions accomplies par une petite femme qui ne voulait qu’être plongée en Dieu.

Relevé des noms



L’École du cœur, madame Guyon au centre d’une Filiation mystique


Monsieur Bertot

P. Chrysostome Chrysostome de Saint-Lô (1594 – 1646) du Tiers ordre Régulier [TOR]

laïc Jean de Bernières (1601 – 1659)

Mère Mectilde (1614-1698), fondatrice des bénédictines du Saint-Sacrement

Mgr de Laval, futur évêque de Québec

Françoise-Renée de Lorraine, Madame de Guise, abbesse

Boudon (1624-1702)

Madame de Maintenon

Mme Guyon

Fénelon

Pierre Poiret

Marie-Anne de Mortemart

Frédéric de Fleischbein (1700-1774)



environ 12

plus une dizaine du tableau infra



Noms repris du tableau des filiations

Franciscains du Tiers Ordre Régulier

Chrysost. de Saint-Lô Marie des Vallées Marie de l’Incarn.

1594-1646 1590-1656 1599-1672

Jean de Bernières 1602-1659 & Jourdaine 1596-1670

Jacques Bertot Mère Mectilde du StSt Mgr de Laval

1620-1671 1614-1698 -1708

Madame Guyon 1647-1717 & François de Fénelon 1651-1715

Chevreuse/s J & G Garden Poiret Pétron.d’E.

-1712 & -1732 -1699 & -1733 1646-1719 1682-1740

Beauvillier/s Ramsay Metternich Fleischbein

-1714 & -1733 1686-1743 -1731 1700-1774

Dupuy Forbes 16th Tersteegen Klinckow.

- >1737 1689-1761 1697-1769 -1774

Marquis de F. Deskford Dutoit

1688-1746 1690-1764 1721-1793

Mortemart Wesley Fabr. de Zelle

1665-1750 1703-1791 -1793

Upham Pétillet

1799-1872 Langalerie

Quakers B. Constant

Methodists



Trois branches d’un « delta spirituel » se constituent à partir d’un premier « nœud » animé par Jean de Bernières sous la direction de « notre bon père Chrysostome » :

-- Un second Ermitage est fondé à Québec par Mgr de Laval.

-- Les Bénédictines du Saint-Sacrement sont ‘filles’ de Mère Mectilde.

-- Le Cercle de la Quiétude créé par Monsieur Bertot à Montmartre est repris par Madame Guyon.

L’influence devient européenne57. Disciples « cis » et « trans » sont distribués verticalement suivant leur chronologie, horizontalement selon quatre zones géographiques. Les relations croisées sont omises. Pour des couples ou des frères, les dates de décès sont séparées par ‘&’.



Filiations sufis et d’hommes du blâme

Ouverture : Une assemblée spirituelle

Trois tendances parmi les spirituels qui vécurent en terres d’Islam 58 

– les soufis : Ils sont attestés à Koufa puis à Bagdad, dans l’actuel Irak, par des figures marquantes telles que Râb’iâ. Ils sont liés à la religion musulmane même si certains traits sont inspirés du monachisme syrien ou indien. Ils se distinguent le plus souvent par leur mode de vie retirée ou communautaire, en contraste avec l’existence laïque de milieux urbains fortement socialisés. Certains s’attachent aux états spirituels et à des pratiques favorisant l’apparition de transes, ou mieux, le partage d’états avec ceux de leur maître. Ainsi repérables par leurs vêtements, leurs règles, leurs monastères, pratiquant l’ascèse, le terme ‘soufi’ devint synonyme de ‘mystique’ en terre musulmane59.

Ils n’ont guère besoin des docteurs de la loi. Par leur pratique parfois inspirée des prophètes, au point de mettre en question le rôle totalisant du dernier d’entre eux, Mohammad, ils font facilement l’objet de persécutions : Hallâj (-922), Hamadâni (-1131), Sarmad (-1661) et beaucoup d’autres sont les figures emblématiques martyrisées en pays arabe, iranien, indien. Ils furent influencés par le modèle présenté par l’avant-dernier prophète Jésus.

– Les gens du blâme ou malâmatîya apparurent à Nichapour dans le Khorassan, province du nord-est de l’Iran. Le premier d’entre eux serait Hamdun al-Qassâr (-884). Ils se réclament de Bistâmî (-849) et sont attestés par des figures telles que Sulamî (-1021), leur premier historien, suivi d’Hujwîrî (-1074), auteur d’un célèbre traité soufi. Le simple et très direct Khâraqânî (-1033) fut le premier au sein des directeurs mystiques : le ‘pôle’ de son époque. Tous demeurent cachés, se méfient des états et rejettent les pratiques, ‘blâmant’ leur moi jusqu’â son effacement complet. Ils ne sont pas à confondre avec certains qalandarîya et d’autres excentriques60.

– Les théosophes : une tendance théosophique (au sens premier du terme, à rapprocher de la théologie mystique telle qu’elle fut pratiquée par des spirituels chrétiens comme Syméon le Nouvau Théologien) s’illustre chez Sohravardî (-1191), Ibn ‘Arabî (-1240), Shabestarî (-1340). Elle est particulière en Iran chiite, reprenant des éléments de la tradition sassanide tels que des symboles propres au jeu lumière/ténèbres, les émanations propres au néo-platonisme supposant un monde intermédiaire. Elle s’illustre chez Molla Sadra (-1640) pour devenir un chemin intellectuel (peut-être sous influence de docteurs du judaïsme médiéval ?).

En fait on ne doit pas cloisonner les mystiques en terre d’islam en plusieurs voies, car elles fonctionnent comme des tendances qui peuvent s’associer chez le même individu : ainsi Abû Sa’id (-1049) apparaît-il à la fois soufi et homme du blâme. Le ‘premier des philosophes’ Abû Hamid al-Ghâzalî (-1111) est devenu soufi : il est l’auteur du bref Al-Munqid, ‘Erreur et délivrance’, autobiographie spirituelle et témoignage du grand philosophe éveillé à la mystique 61 (son frère Ahmad, probablement à l’origine de la conversion du philosophe, fut un soufi éminent). Ibn ‘Arabî demeure le ‘premier des soufis’, né en Andalousie, mort à Damas, d’influence immense62.


Répartition des principales figures mystiques

Voici par régions géographiques les principales figures d’une foule innombrable. Sur les 35 noms retenus, la moitié vivent entre 1000 et 1300, grande période des civilisations urbaines arabe et perse, finalement presque détruites par les Mongols (les invasions de Gengis Khan se situent autour de 1220), auxquels succédèrent des Turco-Mongols (Tamerlan / Timur exerce ses ravages autour de 1400). Double coup de hache avant et après des pestes particulièrement meurtrières dans les villes.

Verso et page suivante


« CARTE DES LIEUX » selon des zones réparties en six colonnes de l’ouest vers l’est et en deux rangées du nord au sud. On retient les lieux présumés de naissance et de décès. On n’oubliera pas la mobilité d’un Ibn ‘Arabî (de Murcie à Damas !) ou de Ghâzalî le Philosophe (Tus, Bagdad, Damas, Nishapour, Tus) ou de Jîlî (de Bagdad en Inde ?). Une figure est alors présente deux fois (lien signalé par un « > »). Le nom figure en caractères gras au lieu de « séjour » privilégié.




ANDALOUSIE


Ibn’ Arabî Murcie 1165 >

Ibn Abbad Ronda 1332 >


ANATOLIE


Rûmî (1-2)

> Konya -1273

Sultan Valad  (1-2 ) 

Konya 1226-1318



MAGHREB


Ibn al-Arîf  (3)

Marrakech ?-1141

Ibn Abbad de Ronda (3)

> Fez -1390


ÉGYPTE


Ibn al Faridh  (3)  

Le Caire 1181-1235


SYRIE


Sohravardi (4)

> Alep -1168

Ibn ‘Arabi (4)  

> Damas -1240


ARABIE

Nombreux pèlerinages â

La Mecque





AZERBAIJAN

( Nord-Ouest de l’Iran )


Sohravardi Azerbaijan 1155 >

Shabestarî (4) Tabriz   ?-1340


KHORASSAN

( Nord-Est de l’Iran )

Bistâmî (2) Bastam

777-848/9

Sulamî (2) Nishapour

937-1021

Kharaqânî (2) Kharaqan

960-1033

Hamid Ghâzâli (2) (philos.)

Tus 1058-1111

(& Bagdad, Damas, Nishapour)

Ahmad Ghâzâli (2) (sûfî)

Tus apr.1058-1126

Attâr Nishapour 1142-1220

Isfarayini Kasirq 1242 >

Jâmî Khorassan 1414 >


ASIE CENTRALE

(Ouzbékistan, Afghanistan…)

Kalabadhi (1) Boukhara

?-995

Abu-Sa’id (2) Meyhana

967-1049

Ansari (2) Herat

1006-1089

Kubrâ Khwarezm 1145-1220

Rûmî Balkh 1207 >

Naqshband (2)

Boukhara 1317-1389

Jami (2) Herat > 1492


IRAK

Rab’ia (1) Basra   ?-801

Junayd (1) Bagdad 830-911

Hallaj (1) Bagdad > 922

Niffari (1-3) Irak 879-965

Hamid Ghazali (philosophe) à Bagdad

Isfarayini (2) Bagdad > 1317

Jîlî Jîl (Bagdad) 1366 >


IRAN

Hallaj Tûr, FARS ~857 >

Hamadani (1-2) Hamadan

1098-1131

Ruzbehan  (4)  Shiraz 1128-1209

Nasafi (4) Iran-sud ?-1290

Saadi (2) Shiraz 1208-1292

Lahiji (4) Shiraz ?-1507

Sarmad >


INDE

Hujwiri (2)

Ghazna Lahore ?-1074

Maneri (2)

Maner, BIHAR 1263-1381

Jîlî > Inde? >1428

Ahmad Sirhindi (2)

Sirhind, PENJAB

1564-1624 Sarmad (3) > Delhi -1661


On n’oubliera pas que les entités politiques arabes puis turques étaient seules en contact avec le monde chrétien : elles ont fait écran à notre connaissance des mondes musulmans de la Perse, de l’Asie centrale et de l’Inde, eux-mêmes étrangers et souvent hostiles aux mondes arabes et turcs 63. L’image d’une infinie variété affectant les vécus et les pensées doit être substituée à la vision mythique d’un « grand califat » réglé par le seul Coran. Cette variété s’explique par la situation centrale des régions concernées, constituant un carrefour si on la compare à l’excentrement et au relatif isolement d’une presqu’île européenne chrétienne avant sa domination maritime, d’une péninsule indienne, d’une plaine chinoise protégée des zones civilisées par des déserts brûlants ou glacés. Nous distinguons plusieurs appartenances ou groupes : (1) à prédominance soufie, (2) à prédominance marquée par les « hommes du blâme », (3) non classés dont des mystiques d’Afrique du nord, (4) influencés par une théosophie. 



Relevé des noms


ANDALOUSIE

Ibn’ Arabî Murcie 1165 >

Ibn Abbad Ronda 1332 >


ANATOLIE

Rûmî (1-2)

> Konya -1273

Sultan Valad  (1-2 ) 

Konya 1226-1318


MAGHREB

Ibn al-Arîf  (3)

Marrakech ?-1141

Ibn Abbad de Ronda (3)

> Fez -1390


ÉGYPTE

Ibn al Faridh  (3)  

Le Caire 1181-1235


SYRIE

Sohravardi (4)

> Alep -1168

Ibn ‘Arabi (4)  

> Damas -1240


ARABIE

Nombreux pèlerinages â La Mecque


AZERBAIJAN

Sohravardi Azerbaijan 1155 >

Shabestarî (4) Tabriz   ?-1340


KHORASSAN

Bistâmî (2) Bastam

777-848/9

Sulamî (2) Nishapour

937-1021

Kharaqânî (2) Kharaqan

960-1033

Hamid Ghâzâli (2) (philos.)

Tus 1058-1111

(& Bagdad, Damas, Nishapour)

Ahmad Ghâzâli (2) (sûfî)

Tus apr.1058-1126

Attâr Nishapour 1142-1220

Isfarayini Kasirq 1242 >

Jâmî Khorassan 1414 >


ASIE CENTRALE

(Ouzbékistan, Afghanistan…)

Kalabadhi (1) Boukhara

?-995

Abu-Sa’id (2) Meyhana

967-1049

Ansari (2) Herat

1006-1089

Kubrâ Khwarezm 1145-1220

Rûmî Balkh 1207 >

Naqshband (2)

Boukhara 1317-1389

Jami (2) Herat > 1492


IRAK

Rab’ia (1) Basra   ?-801

Junayd (1) Bagdad 830-911

Hallaj (1) Bagdad > 922

Niffari (1-3) Irak 879-965

Hamid Ghazali (philosophe) à Bagdad

Isfarayini (2) Bagdad > 1317

Jîlî Jîl (Bagdad) 1366 >


IRAN

Hallaj Tûr, FARS ~857 >

Hamadani (1-2) Hamadan

1098-1131

Ruzbehan  (4)  Shiraz 1128-1209

Nasafi (4) Iran-sud ?-1290

Saadi (2) Shiraz 1208-1292

Lahiji (4) Shiraz ?-1507

Sarmad >


INDE

Hujwiri (2)

Ghazna Lahore ?-1074

Maneri (2)

Maner, BIHAR 1263-1381

Jîlî > Inde? >1428

Ahmad Sirhindi (2)

Sirhind, PENJAB

1564-1624 Sarmad (3) > Delhi -1661

Taoïstes

Dogen


fin

1Admirable texte ! Traduction : Le Soliloque enflammé de Gerlac Peters, traduction nouvelle par Dom E. Assemaine, moine de Saint-Paul de Wisques, Librairie Saint Thomas d’Aquin, Saint-Maximin (Var), 1921.

2La Perle évangélique – traduction française - (1602) / édition établie et précédée de « Le coup terrible du néant » par Daniel Vidal, Jérôme Millon, 1997. Autre admirable texte !

3 Morgain, op.cit., p.196.

4 Chrysostome de Saint-Lô, Jean de Bernières, Jacques Bertot, Jeanne-Marie Guyon», XVIIe siècle, PUF, n° 1-2003, 95-116, http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2003-1-page-95.htm

Des textes nécessaires à qui s’intéresse à Madame Guyon sont aujourd’hui disponibles dans la coll. «Sources mystiques», du Centre Jean-de-la-Croix, et dans la coll. «Chemins mystiques », voir http://www.cheminsmystiques.com 

5

D. TRONC, La vie mystique chez les Franciscains du dix-septième siècle. Tome I. Introductions, Florilège issu de Traditions franciscaines (Observants, Tiers Ordres, récollets), Éd. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, «Sources mystiques», 2014.

6 Dom Eric de REVIERS, Jean de Bernières et l’Ermitage de Caen [...] Lettres et Maximes, à paraître, Lettre du 13 mai 1654 adressée par M. de Bernières à Mère Mectilde (1614-1698).

7 Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), Du Tiers Ordre de Saint François d’Assise, Fondateur de l’École du Pur Amour, coll. « Chemins mystiques », 2017.

8 Françoise-Renée de Lorraine, Madame de Guise, abbesse de 1644 à 1669. Elle fera éditer la Conclusion des retraites [...] de Bertot.

9 «[On pouvait] entendre un M. Bertau à Montmartre, qui était le chef du petit troupeau qui s’y assemblait et qu’il dirigeait» (Mémoires de Saint-Simon, éd. Boislisle, t. XXX, p. 71).

10 Jacques Bertot Directeur mystique, coll. «Sources mystiques», Éditions du Carmel, Toulouse, 2005; Rencontres autour de Monsieur de Bernières (1603-1659) Mystique de l’abandon et de la quiétude, coll. «Mectildiana», Parole et Silence, 2013; Les Amitiés mystiques de Mère Mectilde du Saint-Sacrement 1614-1698, coll. «Mectildiana», Parole et Silence, 2017; Dom Eric de REVIERS, Jean de Bernières et l’Ermitage de Caen [...] Lettres et Maximes. Tout un réseau de relations se révèle entre les membres du groupe de l’Ermitage. Ils débordent vers d’autres spirituels dont Marie des Vallées, figure simple, mais de grande influence. Les liens se croisent : tel passage d’une lettre de Bertot serait adressé à Jean Eudes qui avait été aidé par l’abbesse de Montmartre, laquelle appréciait et éditera une œuvre de Bertot.

11 Madame GUYON, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, Paris, Honoré Champion, 2001, 2014, 1.19.1.

12 Le directeur Mistique [sic] ou les Œuvres spirituelles de M. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Mad. Guion...., 4 vol., 1726. : ici vol. I, «Avertissement» — Les points de suspension représentent des coupures, permettant de ne conserver que les rares passages apportant une précision biographique, distribués sur quatre pages [4] à [7].

13 Madame GUYON, Correspondance I Directions spirituelles, Paris, Honoré Champion, 2003, Lettre 22 adressée au subtil comte de Metternich.

14 Madame GUYON, Correspondance, Tome II Années de Combat, Paris, Honoré Champion, 2004, Lettre au duc de Chevreuse, 11 septembre 1694, traduisant une influence franciscaine.

15 Il n’y a pas de conflit entre mystiques, mais avec leurs environnements! Le Mémoire sur le Quiétisme adressé à Madame de Maintenon, Auteur inconnu, informe sur toutes les relations de Madame Guyon, en l’an 1695, incluant les personnes du peuple et indique la façon de s’y prendre, en commençant par les témoins défavorables, afin de pouvoir faire pression sur les autres. (Madame Guyon, Correspondance II Combats, 2003, pièce 504).

16 Circonstances rapportées par Jean Orcibal en introduction à Benoît de Canfield, La Règle de Perfection – The rule of Perfection, P.U.F., 1982. De même Surin face à Chéron. De même l’épreuve subie par Marie des Vallées. De même la mise sous interdit du couvent de Jourdaine de Bernières.

17 Lettre de Mectilde à Bernières, 26 avril 1646.

18 Lettre de Mectilde à Bernières, 10 avril 1646.

19 Madame GUYON, Correspondance, Tome II Années de Combat, pièce 478 «Déposition de “F. Paulin d’Aumale, religieux du couvent de Nazareth, ce 7e de juillet 1694. Ecce coram Deo, quia non mentior.” — A. S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f ° 37, “copie de la déclaration du P. Paulin contre Mme Guyon”. – Fénelon, 1828, vol. 7, lettre 36.

20 Madame GUYON,, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques, op.cit., «5,3 Histoire des dernières années» (ms. de Lausanne TP 1154), 1022-1023.

21 Jules CHAVANNES, Jean-Philippe Dutoit (1865), Kessinger Legacy Reprints - D. Tronc, Écoles du Cœur au siècle des Lumières, Disciples de madame Guyon & Influences, «Les filiations suisse et germanique», coll. «Chemins mystiques».

22 A. FAVRE, Jean-Philippe Dutoit, Genève, 1911, 115-118 : «Inventaire et Verbal de la saisie des livres et écrits de M. Dutoit».

23 (Re)découverte : car déjà Pourrat étudiait le discret Bertot précédant Madame Guyon (Dict. Spir. art. «Bertot»; La Spiritualité Chrétienne, Lecoffre, 1947, tome IV, p. 183-195) ; Baruzi suggérait d’étudier les cercles tardifs du XVIIIe siècle (Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, 1931, 442 note 1) ; Luypaert aborde les «précurseurs» (p.25, n.2), dont l’influence du capucin Benoît de Canfeld (p.26, n.3) dans La doctrine spirituelle de Bernières et le quiétisme, RHE, 1940.

24 La structure diverge à partir de l’Ermitage  en Nouvelle-France, à Paris et en Europe, enfin cachée au sein de l’ordre religieux fondé par Mectilde.

25 BOUDON, “Vie de Chrysostome” (1684), in Œuvres (Migne), col. 1275.

26 Lettre du 15 février 1647 de Bernières à Mère Mectilde. – Sur cette dernière : Les Amitiés mystiques de Mère Mectilde du Saint-Sacrement 1614-1698, Un florilège établi par D. Tronc avec l’aide de moniales de l’Institut des Bénédictines du Saint-Sacrement, coll. «Mectildiana», Parole et Silence, 2017.

27 Lettre à la Mère Dorothée de Ste Gertrude (Heurelle), ms de Tourcoing actuellement à Rouen, vol. 5, p. 219.

28 Lettre du 13 mai 1654 de Bernières à Mère Mectilde.

29 BOUDON, op.cit., col. 1316. — Autre exemple de partage : Jean de Bernières, Lettre du 30 août 1657 : «Je ne manquerai pas durant votre retraite d’avoir un soin très particulier de vous devant Notre Seigneur, afin qu’il achève en vous ce qu’il a si bien commencé. Dans votre solitude tenez votre âme dans le repos que Dieu lui communique, sans l’interrompre pour faire quelque lecture que ce soit, ou des prières vocales que lorsque vous en aurez facilité. Dans ce divin repos, votre âme reçoit une union spéciale et secrète avec Dieu, et en cette union consiste principalement votre oraison.»

30 BOUDON, op.cit., col. 1317.

31 Cf. Jean, 12, 32.

32 Jacques Bertot Directeur mystique, coll. «Sources mystiques», Editions du Carmel, Toulouse, 2005, Lettre 4.75. Perte de tout en Dieu.

33 Jacques Bertot Directeur mystique, Lettre 4.71. Silence devant Dieu.

34 Madame GUYON, Correspondance II, Lettre 222. À Nicolas de Béthune-Charost. Octobre 1694.

35 «Supplément à la vie de madame Guyon…» (ms. de Lausanne TP 1155), p. 1006 de Madame GUYON, La Vie..., op.cit.

36 Madame GUYON, Discours sur la vie intérieure, Collection «Sources mystiques», Ed. du Centre Jean-de-la-Croix, Tome II, Discours 2,65 = Madame Guyon, Écrits sur la Vie Intérieure, Arfuyen, 2005, «10 États apostolique...», pp. 124-125.

37 Madame GUYON, Correspondance, Tome I Directions spirituelles, 2003, Lettre 0.  À Fénelon. Été 1690.

38 Madame GUYON, Correspondance, Tome I, Directions spirituelles, op.cit., 495 Lettre à Fénelon écrite au début avril 1690. – « L’esprit directeur » est tiré du Psaume 50, 13-14 : « …affermissez-moi en me donnant un esprit de force / J’enseignerai vos voies… »

39 La Marvalière ? « L’association d’idées serait d’autant plus naturelle que celui-ci était le secrétaire du duc de Beauvillier. » [note de Jean Orcibal].

40 Madame GUYON, Correspondance, Tome I, Directions spirituelles, op.cit., Lettre 266. De Fénelon. 25 mai 1690.

41 Saint Jean de la Croix : « ...l’ame demeure par fois comme en un grand oubly ; de sorte qu’elle ne sçauroit dire apres où elle estoit, ny ce qui s’est fait, & il ne luy semble pas qu’aucun temps se soit passé en elle. D’où il se peut faire, et il arrive ainsi, que plusieurs heures se passent en cet oubly ; & que l’ame revenant à soy, cela ne luy semble pas un moment. » (La Montée du Mont Carmel, Livre II, chapitre XIV, p.58 – « Et comme Dieu n’a point de forme, ny image qui puisse estre comprise par la mémoire [...] elle demeure comme sans forme et sans figure [...] en grand oubly, sans se souvenir de rien. » Livre III, Chapitre I, p.112. (Les Œuvres spirituelles du B. Père Jean de la Croix [...], Paris, Jacques D’allin, 1665.

42 Jeanne-Marie GUYON, Explications de la Bible, L’Ancien Testament et le Nouveau Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure, introduites et annotées par D. Tronc, Paris, Phénix, 2005, « Explication sur saint Matthieu », chap. XVIII, verset 20 « En quelque lieu que se trouvent deux ou trois personnes rassemblées en mon nom, je m'y trouve au milieu d'elles » pages 240-241. -- De même Jean de Saint-Samson cité par Madame Guyon dans ses Justifications I, « clef VIII Communications », Autorité 12 : « Votre Révérence sait assez comme les cœurs se parlent mutuellement, et comme quoi tant plus ils sont éloignés dans plus ils s'unissent et parlent ensemble. Ce qui est d'autant plus vrai entre nous, que notre affection est simple et unique en Dieu dans lequel nous vivons. Nous conversons ainsi mutuellement en simplicité d'esprit, par-dessus tout ce qui se peut dire des présents et divers événements ; d'autant que ce que nous transférons l'un à l'autre est vie en la même vie de Dieu, l'amour duquel nous ravit sans cesse à l’aimer et à nous perdre en lui jusqu'au dernier point possible. Encore que nous apercevions du désordre dans ce siècle, c'est néanmoins à quoi nous ne pensons point, laissant les événements tels qu'ils puissent être à la providence divine. Lettre 8 [de Jean de Saint-Samson]. »

43 Madame GUYON, Discours sur la vie intérieure, op.cit., Discours 2.64, p. 232.

44 Discours sur la vie intérieure, op.cit, Discours 2.68. (v. aussi Discours 2.67.)

45 Discours sur la vie intérieure, op.cit, Discours 2.61. = Écrits sur la Vie Intérieure, op.cit., pp. 105-107.

46 Discours sur la vie intérieure, op.cit., Discours 2.64 = écrits sur la Vie Intérieure, op.cit., pp.114-116.

47 Madame GUYON & François de FÉNELON, Florilège mystique/Les «Justifications», Édition intégrale, Chemins mystiques, A paraître, «VIII. Communications. Conversations», commentaire au Cantique, chap.7 vs.8.

48 Florilège mystique/Les «Justifications», op.cit., «XXI. Fécondité spirituelle sans sortir de l’Unité divine», commentaire au Cantique, chap.4 vs.11.

49 Cette citation et la précédente : Madame Guyon, Discours sur la vie intérieure, op.cit., Discours 2.67 = écrits sur la vie intérieure, op.cit., pp. 147-149.

50 Madame GUYON, Correspondance, Tome II Combats, Lettre 404. «À la Petite Duchesse». Juin 1697, p. 591. «Petite duchesse» non par sa taille, mais comme cadette de sa famille.

51 Correspondance II, op.cit., Lettre 428 «A la Petite Duchesse». Septembre 1697.

52 Marie-Anne de Mortemart (1665-1750 ) ... La «petite duchesse» en relation avec Madame Guyon, Fénelon et son neveu, « Chemins mystiques », 2016.

53 «... There is one there whom I believe L.F. and his br. [/note1] have seen, Md La D. de G—che [/note2] . . . who is much esteem’d by all the friends of that side as inheriting most of N.M.’s spirit.» (D. Henderson, Mystics of the North-east, Aberdeen, 1934 [réédité 2016, coll. “Chemins mystiques”], in “Lettre XLVIII [From Dr. James Keith to Lord Deskford]”. [/note1 :] «Lord Forbes and his brother [James]», [/note2 :] «cf. Cherel, Fénelon au XVIIIe siècle en France, p. 163, quoting a letter which says : priez pour moi —, et obtenez les prières des personnes les plus intérieures de votre connaissance, surtout celles de Madame de Guiche... le duc de Guiche took the title duc de Gramont in 1720...»

54 Marie-Anne de Mortemart née Colbert +1750; Marie-Christine de Noailles, duchesse de Gramont «La colombe» +1748. Proches d’Isaac Dupuy + apr.1737 et du Marquis de Fénelon 1688-1746. — Ce sont les quatre figures du cercle parisien qui vivent jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.

55 Écoles du Cœur au siècle des Lumières, op. cit. ; Dominique et Murielle Tronc, Expériences mystiques en Occident IV. Une École du Cœur, à paraître.

56 Le «Roi Catholique» étant celui d’Espagne.

57 Experimental Theology in America, Madame Guyon, Fénelon, and their readers de Patricia A. Ward couvre et Madame Guyon et le Nouveau Monde...

58 Sources majeures : Encycl. of Islam ; Encycl. Iranica ; M. Molé, Les Mystiques musulmans, PUF, 1965 ; J. S. Trimingham, The sufi orders in Islam, Oxford, 1971 ; A. Schimmel, Mystical dimensions of Islam, Chapel Hill, 1975 ; etc. — Les commentaires indispensables à la compréhension des textes traduits font souvent défaut. Le Divan d’Hafez de Chiraz commenté par C.H. de Fouchécour, Verdier, 2006, constitue l’exception remarquable qui, introduisant aux symboles maniés dans des poèmes à la fois codés et personnels, aide à l’approche des grands poètes de la Perse.

59 Nombreux, mais peu visibles sont ceux qui évitèrent tout étalage de dévotion. Ainsi les membres de la naqshbandiyya, largement répandue dans les milieux urbains d’artisans, ne portent aucun vêtement distinctif, pratiquent une prière (dikr) silencieuse, ce qui facilite le maintien d’une véritable vie intérieure dans les conditions oppressives des pouvoirs timourides, safavides, turcs. Un tel ordre regroupe des traits « soufis » propres aux périodes de consolidation (une organisation rendue nécessaire par l’état anarchique provoquée par les invasions mongoles et leurs suites), avec des traits propres aux « hommes du blâme » du Khorassan.

60 Sulami, La lucidité implacable, par R. Deladrière, Arlea, 1991, 1999 ; Kharaqani, Paroles d’un soufi, par C. Tortel, Seuil, 1998.

61 Descartes reprendra une démarche parallèle avec une clarté d’exposé comparable, mais sans atteindre au terme mystique ; Bergson établira à la fin de sa vie une hiérarchie couronnée par le vécu mystique.

62 Sa pensée est d’un accès difficile sinon par sa poésie auto-commentée (comme le fera plus tard Jean de la Croix) dont L’interprète des désirs, présentation et traduction par Maurice Gloton, Albin Michel, 1996 ; très nombreuses traductions disponibles ; on lui a longtemps attribué le beau et bref Traité de l’Unité (retenu en fin de ce tome I).

63 On complétera les sources précédemment indiquées par : M. Mujeeb, The Indian muslims, Allen, 1967 ; S. A. A. Rizvi, A History of sufism in India, I et II, Munshiram, 1983 ; The Heritage of Sufism, 3 vol., ed. by L. Lewisohn, Oxford, 1999 (contributions à la connaissance du soufisme persan et indien par les érudits de la “nouvelle génération”).

4